Journal

Entre chien et loup, le montage pour changer le monde

Regards de la dramaturge

Arielle Meyer MacLeod

Christiane Jatahy crée des spectacles qui articulent le théâtre et le cinéma dans des dispositifs toujours renouvelés. La pierre angulaire de ces dispositifs est le montage, au sens où l’entend le 7ème art, c’est-à-dire la façon de disposer entre elles les images, les images théâtrales et les images filmées, certaines en caméra directe et d’autres préenregistrées.

C’est au scénario de Dogville que s’adosse ici Christiane Jatahy. Dogville, où Nicole Kidman ­– comment l’oublier ? – joue la bien nommée Grace, une jeune femme en fuite. Que fuit-elle ? Pourquoi ? On ne le sait pas précisément. Arrivée dans un village cerné par les Rocheuses, un cul de sac au bout d’une unique route, un trou perdu, elle croise Tom. Il se rêve écrivain, ou philosophe, tente en attendant d’élever la moralité des villageois par des discours édifiants. L’arrivée de Graça est une aubaine : il cherchait justement une « illustration » pour sa conférence du lendemain à l’assemblée du village, sur « le problème de l’acceptation ».

Dogville de Lars von Trier est une expérience de laboratoire, une expérience haletante, et tragique. Aucun des habitants du village n’en réchappera, hormis le chien.

Photo : © Magali Dougados

Looping narratif

Entre chien et loup reprend la trame du film : Grace, devenue Graça, fuit un pays où le fascisme rampe – un pays jamais nommé qui ressemble pourtant au Brésil de Bolsonaro. Et c’est au théâtre qu’arrive Graça, sur ce plateau où le Tom de Jatahy dit au public : « Nous allons filmer et essayer de ne pas répéter la même histoire, ni la nôtre ni celle du film qui nous inspire ».

Sur le plateau, Tom et les autres personnages du film se situent à mi-chemin entre la réalité du théâtre et la fiction de Dogville : ils sont à la fois des acteurs et des actrices qui s’adressent à nous, et les membres de cette communauté inventée par Lars von Trier.

Dans un vertigineux looping narratif, ils vont revivre l’intrigue de Dogville tout en tournant un film qui s’en inspire.

Si la metteuse en scène brésilienne brouille toujours les frontières entre la réalité et la fiction, elle opère ici un tour d’écrou supplémentaire : elle fomente une sorte de mouvement circulaire dans lequel les personnages de Dogville mènent une expérience qu’ils vont filmer en s’inspirant d’un film qui n’est autre que Dogville, le film même dont ils sont les personnages.

Ce film est monté en direct, non pas en régie mais sur le plateau, par un monteur qui est aussi personnage de la fiction. Le montage filmique est ainsi au centre du dispositif, comme un rouage à vue d’un mécanisme en train de se construire.

Le montage de l’image scénique

Pierre angulaire de son esthétique, le montage chez Christiane Jatahy est aussi présent dans sa manière de concevoir l’image théâtrale.

Au théâtre le plan est évidemment toujours fixe, cadré par le bord de scène. Le travail de la mise en scène consiste à capter le regard du public, à organiser ce qui se voit et s’entend dans ce cadre. Dans les formes théâtrales les plus classiques, l’action à voir est en général unique, soulignée par l’éclairage et le plus souvent déterminée par le dialogue : on regarde le personnage qui parle.

Or Christiane Jatahy, elle, multiplie les actions qui se déroulent sur scène ; elle dispose des scènes parallèles dont elle sait que le public ne peut les voir toutes en même temps.

On pourrait presque dire qu’elle travaille l’image scénique à la manière d’un Orson Welles ou d’un Renoir, et qu’elle produit sur scène ce que André Bazin, grand théoricien du cinéma, appelle un montage synthétique ou un découpage en plan-séquence, qui consiste à traiter des scènes entières en une seule prise de vue, la caméra restant même immobile. Bazin explique : « Les effets dramatiques, demandés antérieurement au montage, naissent tous ici du déplacement des acteurs dans le cadrage ».

Le montage synthétique s’organise donc dans le plan fixe de la caméra et non par la classique alternance du champ / contre-champ.  Et Bazin de préciser « ce n’est pas un retour de la caméra fixe qui s’apparenterait au cadre du théâtre, mais un effet de montage en plan fixe. »

Et c’est bien ce que fait Christiane Jatahy sur la scène, un effet de montage en plan fixe, dont elle coordonne les éléments sur la scène de théâtre à la manière d’une dentellière, en organisant avec méthode la multiplicité de détails afin de ne pas tomber dans un espace chaotique.

Christiane Jatahy ne guide pas le regard des spectateurs et des spectatrices.  Au contraire, comme le fait Welles, elle les contraint à participer au sens de ce qu’ils voient en les amenant à devenir eux-mêmes monteurs et monteuses du récit.

Changer l’histoire, changer le monde

La proposition de Tom au début du spectacle ­– essayer de ne pas répéter la même histoire, ni la nôtre ni celle du film qui nous inspire – est une manière pirandellienne de vouloir changer la fin de l’histoire, de modifier le devenir de ces personnages de fiction. C’était déjà l’enjeu des trois sœurs de What If They Went to Moscow que l’on a pu voir à la Comédie en 2018, enjeu suggéré dans le titre même du spectacle : et si elles y allaient finalement à Moscou ?

Christiane Jatahy se pose, et nous pose, inlassablement la même question : comment changer, nous changer nous-mêmes, changer l’histoire que l’on raconte, changer le monde peut-être ? Cette question lancinante, elle l’empoigne précisément par le geste esthétique du montage en direct d’images captées sur le plateau, montage direct qui suggère la possibilité d’intervenir sur les mécanismes du récit et peut-être, de cette manière, d’en changer le cours, de modifier le cours de notre propre histoire, de notre propre histoire en train de s’écrire. Peut-on faire un montage différent entre le passé et le présent, entre la réalité et la fiction et remanier ainsi nos points de vue, et nos choix, pour raconter une histoire différente ?