Journal

Un requiem pour chacun de nos morts

Regards de la dramaturge

À propos de "Requiem pour L." de Fabrizio Cassol et Alain Platel

Ce Requiem pour L. n’est pas un spectacle, non, c’est infiniment plus. Une veillée funèbre, une messe des morts pour L. qui vit ses derniers instants, et surtout une ode à la vie, à la musique, à l’Autre.

Des stèles noires de hauteurs différentes, ça et là quelques cailloux en signe de deuil. Sur le mur du fond, filmé en noir et blanc et au ralenti, le visage de L. repose sur un coussin. On devine ses proches autour d’elle. Les musiciens entrent, l’un après l’autre, se tournent d’abord vers L. – un geste discret et pudique qui résonne comme un hommage –, puis nous font face. Des notes d’accordéon montent.

Pour L., que nous accompagnons jusqu’à son dernier soupir, Platel et Cassol ont recomposé le Requiem de Mozart, réinventé une cérémonie mortuaire, une messe autant qu’une prière laïque pour le repos de son âme ou un kaddish des endeuillés. Pas un concert, pas un opéra non plus. Une performance plutôt, un rituel, une transe qui nous traverse, physiquement et jusqu’au fond de l’âme. Une commémoration répétée, soir après soir.

Avec L., c’est tous nos morts que nous célébrons, tous ceux que nous avons perdus, tous ceux à qui nous avons tenu la main lors du dernier instant, tous ceux à côté de qui nous n’avons pas été là.

Il y a la perception que peut avoir celui ou celle – dont l’auteure de ces lignes – qui n’est pas musicien, qui ne connaît le Requiem de Mozart que pour l’avoir écouté en boucle des centaines de fois sans en comprendre grand-chose, seulement pour laisser le cœur gonfler même lorsque dehors il fait triste.

Pour celui ou celle-ci, les phrases musicales familières affleurent, puis se perdent dans des rythmes différents et des langues étrangères. Le latin du Requiem vient caresser du lingala, du swahili, ça et là quelques mots de tshiluba ou de kikongo.

Et c’est exactement cela qui, dans ce Requiem pour L., provoque une émotion particulière : le panachage de sonorités à la fois connues et lointaines, le plaisir de reconnaître des airs et l’euphorie d’être emmené ailleurs, de se laisser porter par ces glissements continus entre styles et rythmes appartenant à des cultures disparates.

Et ici la musique agit autant qu’elle est agie. Platel et Cassol, ne nous donnent pas seulement à entendre mais à voir aussi, ils montrent des musiciens en acte, des musiciens dans l’espace, des musiciens habités dans leur corps par leur musique, habités dans leur cœur par cette musique-là qui, soir après soir, ferme les yeux de L.

À l’émotion brute on peut adjoindre l’analyse, pour comprendre quelles sont les interventions de Cassol sur la musique de Mozart. Hildegard De Vuyst, dramaturge du spectacle, nous y aide. Cassol a d’abord réduit l’œuvre de Mozart à son essence, explique-t-elle, la débarrassant des additions ultérieures venues combler les lacunes de cette partition inachevée. Puis il ajouté des rythmes et des harmonies appartenant à un univers sonore musical qui est le sien, nourrit de traditions musicales pygmées, d’Inde et du Mali toutes liées à des formes de spiritualité spécifiques. C’est là le grand défi relevé par Cassol, dit-elle : créer une cérémonie mortuaire qui ne soit ni occidentale ni africaine.

La distribution vocale du Requiem de Mozart repose généralement sur une assise solide de 4 voix : soprano, contralto, basse, baryton. Cassol, lui, a consciemment opté pour des triangles, sans basse, ce qui crée une sorte d’instabilité et permet plus de flexibilité. À un trio de chanteurs lyriques sud-africains répond un trio de voix noires issues de la tradition orale : Fredy Massamba, Boule Mpanya et Russell Tshiebua. Les voix ne chantent pas toujours ensemble et ne peuvent donc pas s’appuyer les unes sur les autres. Une façon, pour Cassol, de rendre la musique plus joyeuse, telle une fugue, pour traverser ce deuil le cœur à la fois gros et léger.

On aimerait pareil requiem pour chacun de nos morts.

Arielle Meyer Macleod

Photo : © Chris Van der Burght