Journal

Franchir le seuil

Regards de la dramaturge

La Saison 21-22 présentée par Arielle Meyer MacLeod

Ça y est. Nous y sommes enfin. Émergeant du temps arrêté, du temps confiné, nous voici arrivés sur le parvis de la nouvelle gare des Eaux-Vives, contemplant la façade vitrée d'un bâtiment flambant neuf, celui de la Comédie de Genève. 

Et nous allons, avec vous, en franchir le seuil. Un seuil de plain-pied, tout en transparence, ouvert sur la cité, un seuil qui s'offre comme une ligne de fuite au cœur de l'espace urbain, une démarcation qui ouvre vers un lieu différent, celui du théâtre. 

Le seuil. Cet interstice entre deux espaces – celui du dehors et celui du dedans – comme une limite qui se tiendrait là pour mieux nourrir le désir de la traverser et de s'élancer vers l'ailleurs. Ces seuils que, par temps calme, nous franchissions sans y penser. 

Et puis soudain, d'un jour à l'autre, le temps s'est gâté, et les seuils, tous les seuils, sont devenus des barrages. Du jour au lendemain, nous avons habité un monde bardé de portes closes, de frontières interdites et de gestes barrières. Du jour au lendemain, nous avons compris toute la portée de ces gestes jusque-là anodins : passer un seuil, traverser une frontière. 

Enjamber 

Alors, ce motif du seuil, nous avons choisi d’en faire le fil rouge de notre saison. Une saison peuplée d’artistes qui enjambent le temps et l’espace pour ouvrir un interstice où tout peut advenir : entre ici et ailleurs, entre la réalité et la fiction, entre la scène et l'écran parfois, entre le présent et le passé et quelquefois le futur. 

Entre soi-même et l'autre surtout

Christiane Jatahy (Le présent qui déborde), Tiago Rodrigues (Dans la mesure de l’impossible), Amir Reza Koohestani (En transit) abordent les lieux de transit et d’exil, interrogent ceux qui partent et ceux qui reviennent pour nous parler d’un ailleurs à la fois si près et si loin ; Philippe Saire (Orphelins) débusque au corps à corps le racisme ordinaire ; Pascal Rambert (STARs) et Alexandre Zeldin (LOVE) brisent les cloisonnements sociaux, croisent l'intime et le chaos du monde ; la Cie Kokodyniack (Mon petit pays) restituent au souffle près la parole d’un couple suisse, aujourd’hui heureux, dont les deux ont été des enfants déplacés, arrachés à leurs familles, tandis que Rébecca Balestra (Olympia) slame l’ordinaire de nos vies dans une symphonie pour six violoncelles et deux contrebasses. 

Une saison pour reprendre le dialogue entre le théâtre et le cinéma, brutalement interrompu par le tsunami viral. Entre chien et loup, la nouvelle création de Christiane Jatahy s’adosse à Dogville de Lars von Trier, Sous influence de la jeune Nina Negri à John Cassavetes. Nous aurons encore l'occasion de danser ensemble de Daria Deflorian et Antonio Tagliarini au film du même nom de Fellini. 

Une saison pour continuer à établir des ponts entre nos classiques et notre modernité, avec des textes montés dans des formes d’aujourd’hui : Natacha Koutchoumov crée un diptyque librement inspiré du Songe d’une nuit d’été et de Hamlet de Shakespeare ; Tiago Rodrigues monte La Cerisaie de Tchekhov alors qu’Alexandre Doublet se laisse guider par cette même cerisaie dans une réécriture que ses interprètes nous soufflent à l’oreille ; Les Fondateurs se mettent en tête d’adapter Madame Bovary de Flaubert au théâtre tandis que Marcial Di Fonzo Bo reprend, 25 ans après, la mise en scène de Matthias Langhoff du Richard III de William Shakespeare, avec Frédérique Loliée. 

Traverser 

Franchir le seuil pourrait, plus que jamais, devenir ainsi notre credo. Revendiquer en quelque sorte une pensée du seuil comme antidote à l'immobilité, affirmer le théâtre comme un espace de transition qui s'inscrit dans une dynamique du passage. 

Pour, plus que jamais, contester tous les immobilismes qui cloisonnent les êtres dans des identités figées, des communautés recroquevillées, des discours binaires et clivants. Et produire au contraire un mouvement transversal, qui reformule autrement, engendre de la pensée, de l'imaginaire et de l'émotion, de la discussion. Du dialogue. De la nuance. 

Rencontrer 

Passer le seuil du théâtre pour former une communauté temporaire et provisoire, chaque soir différente. Appartenir à une assemblée venue voir et entendre des artistes, mais aussi construire avec eux le spectacle – ce spectacle-là, ce soir-là, devant ce public-là –, un événement unique qui ne se répétera jamais à l'identique. Le théâtre, c'est sa force, est une œuvre éphémère qui n'existe que dans le temps fugace de son déroulement et dont le sens advient dans l'interaction entre la scène et la salle. 

Passer le seuil du théâtre pour aller à la rencontre d'une œuvre, une pièce, un spectacle, une performance, et ouvrir la possibilité d'être un peu transformé par ce que l'on aura vu, entendu, vécu. Des œuvres qui modifient notre regard mais ne nous laissent pas en retrait. Et c'est aussi cela notre credo : inviter à une esthétique de la rencontre entre la salle et la scène par le biais du théâtre d'aujourd'hui qui, dans des formes toujours renouvelées, raconte des histoires, notre histoire. 

Un théâtre qui nous emporte et nous saisit et nous touche en réinventant ses propres limites, ses propres seuils.  

Arielle Meyer MacLeod – Collaboratrice artistique et dramaturge