Journal

Les Kokodyniack : portrait de Jean-Baptiste Roybon

Regards de la dramaturge

Par Arielle Meyer MacLeod

Autour du spectacle Mon petit pays

Au départ ils sont deux, Jean-Baptiste Roybon et Véronique Doleyres, compagnons de vie et de théâtre.

Ensemble, Jean-Baptiste et Véronique ont fondé une famille et une compagnie, la Compagnie Kokodyniack. Ensemble, il et elle ont développé une démarche tout à fait singulière, qui n'appartient qu'à eux. Elle et il recueillent des témoignages et restituent sur scène non seulement le contenu de ceux-ci mais également tout ce qui relève de la parole, de la façon personnelle et unique dont chacun investit la langue.

La langue, selon Ferdinand de Saussure qui a posé les bases de la linguistique moderne, est l'outil de communication partagé par tous ; la parole, elle, désigne la façon dont chaque individu manie cette langue commune en lui imprimant une prononciation, un rythme, un ton particulier.

Et c’est cela, exactement – la parole – que font entendre Les Kokodyniack.

Ce jour-là, Jean-Baptiste Roybon m'explique d'où lui est venu ce désir de recueillir les mots et les intonations pour les restituer au plus près. Il me raconte son parcours atypique, un parcours proche des gens, dans lequel le théâtre surgit un peu comme un cadeau tandis que perdure la nécessité d'aller vers l'autre.

Photo : © Alban Kalulya

Noter la parole…

Rien ne destinait Jean-Baptiste Roybon au théâtre. Il a d'abord été suivi une formation technique, développé une passion pour l’ébenisterie, avant de devenir éducateur spécialisé, métier qu'il a adoré parce que jour après jour il faut réinventer un chemin pour rencontrer l'autre.

Jean-Baptiste s’est entretenu longuement avec des jeunes en roue libre qui s'acheminaient tout droit vers la case prison. "J'ai vécu pendant ces entretiens des moments de confidences dans des situations de détresse qui m'ont marqué au fer rouge. Je me sentais très seul et j'aurais voulu pouvoir partager tout cela."

Il a aussi accompagné des enfants polyhandicapés dont l'espérance de vie ne va pas au-delà de 16 ans. Accompagner leur fin de vie alors que celle-ci commence à peine. Et là, derrière la souffrance inouïe, dans le mutisme d'une existence recluse dans la douleur et d'un corps à l'état végétatif, la toute jeune Nouria l'a un jour regardé. C'était la première fois. "J'ai réalisé à cet instant qu'il y avait là quelqu'un, dit-il. Ça m'a bouleversé."

Alors, lorsque le théâtre déboule dans sa vie – un peu par hasard, il donnait la réplique à un ami venu passer le concours d'entrée à La Manufacture quand Jean-Yves Ruf, alors directeur, lui suggère de se présenter lui aussi au concours – il comprend très vite que cette opportunité va lui permettre de donner du sens à ces expériences passées.

Pour son mémoire de bachelor, il décide d'interviewer tous les membres de sa famille paysanne. Des heures d'entretiens. Mais comment porter ce matériau sur la scène ? Il propose à Véronique, compagne de promo qu'il connaissait à peine à ce moment-là, de faire ce travail avec lui. "Une manière un peu spéciale de séduire une jeune femme, rigole-t-il, des nuits entières à écouter mes oncles, mes tantes, mes parents parler de leurs vies".

Ensemble ils créent le premier jet, un ersatz d'une demi-heure. Avec en ligne de mire cette question qui ne les lâchera plus : comment transposer une parole vraie en texte de théâtre, comment être fidèle à la parole entendue, tout en lui conférant une portée théâtrale et universelle ?

Ils inventent alors un langage graphique pour noter l'oralité, pour retranscrire dans l'écriture les bruits, les bégaiements, les hésitations, les respirations et la rythmique.

… et la restituer

Mais cette partie du travail ne constitue que la moitié du chemin. Je lui demande : « Comment en tant qu’acteur et actrice vous réappropriez-vous cette parole, avez-vous aussi développé une méthode de jeu pour cette réappropriation ? »

Il répète ma question. En restituant mes temps d'arrêt, mes bégaiements. "Si j'avais à refaire ce que tu viens de faire, juste le et-et-et, si je reprends cela, c'est déjà comme un slalom très serré. Il faudrait passer par toutes ces portes", répond-il.

Écrire leur prend environ un an. La compagnie s'interdit de revenir à l'enregistrement pour ne surtout pas activer quelque chose qui serait de l'ordre de l'imitation, pour que le texte devienne une partition à interpréter.

Sur scène, les comédiennes et les comédiens se livrent à un travail d'artisan, qui consiste à passer par toutes les portes inscrites dans la partition, à apprivoiser un bégaiement, ce bégaiement-là exactement, cette façon-là d'hésiter ou d’achopper sur un mot. Nous bégayons tous de façon différente, m'apprend-il. Certaines nous sont proches, d'autres pas. Pour parvenir à restituer ce rythme autre de la parole, il faut débrancher quelque chose dans son propre cerveau.

Apparaît alors un décalage, un léger battement entre le réalisme de la restitution et l'étrangeté du phrasé, comme un jeu, un jeu entre soi et l'autre, une sorte de suspension qui permet justement à l'acteur et à l’actrice de déployer son propre jeu et de laisser place à l'émotion.

Une poésie du bégaiement qui s'adresse à nous, public, nous invite au-delà du témoignage à nous mouler dans la parole de l'autre, cette parole qui le constitue en tant qu'être singulier et différent.