Journal

IRINA ou le tressage des voix

Regards de la dramaturge

Arielle Meyer MacLeod

Une chambre avec son désordre, sa guirlande lumineuse et son matelas au sol, un écran d’ordinateur et celui d’un smartphone, comme toutes les chambres d’ado. Tel est le décor d’IRINA, où Irina, 17 ans, la vraie Irina, Irina Bialek, écrit un roman, un roman intitulé IRINA.

©Vicky Althaus

Ses mots s’impriment sur l’écran partagé avec nous, elle tape sur son clavier « mes expérimentations sur des pages, sur mes murs », des pages qui s’animent sous nos yeux pour évoquer les souvenirs d’Irina.

J’ai 5 ans et toi tu as décidé que j’étais assez grande pour partir mener mon premier combat contre ton absence.

Irina écrit en s’adressant à sa mère, sa maman qui était une fée, avant qu’elle ne l’abandonne et que la petite fille soit placée en famille d’accueil.

Irina est là, devant nous, adolescente à la présence lumineuse et diaphane, qui ne quitte jamais la scène où se joue son histoire. Avec une délicatesse infinie, empreinte de la grâce de l’enfance dont elle a encore les traits, elle livre ses fêlures et ses joies.

Jamais Irina ne juge, pas la moindre trace d’un règlement de compte. Elle dit l’abandon infligé par une mère insuffisamment bonne et pourtant tant aimée, en proie à ses propres démons. Elle dresse par petites touches le portrait d’une enfance chahutée, un portrait jamais à charge, plutôt en creux et en bosses, qui se déchire ce jour-là, dans le cabinet d’une juge, lorsqu’Irina avait 5 ans.

Le tressage des voix

À la voix de l’adolescente se mêlent les voix des adultes qui l’entourent – les juges, éducateurs et éducatrices, les parents – les voix de ses cinq frères et sœurs issus d’une famille décomposée, celle de Marika aussi, metteure en scène du spectacle, proche de la jeune fille qu’elle connaît et accompagne depuis l’enfance.

Tressage des voix tout en finesse, qu’ils sont trois à porter sur scène : Viviane Pavillon, Raphaël Defour et Irina elle-même, narratrice de sa propre histoire, dont les mots se diffractent lorsqu’ils sont incarnés par Viviane et qu’Irina devient alors spectatrice de cette histoire qui est la sienne, garante de l’authenticité des faits, corrigeant parfois un détail, non Viviane, ce n’était pas en 2004 mais en 2005.

Tressage des tonalités du récit aussi, qui fluctuent entre insouciance et gravité – entre un langage truffé de « genre » pour dire les petits riens des ados et le style mûr d’une enfant grandie trop vite qui transcende ses blessures dans une langue poétique.

L’investigation mise à nue

Le spectacle ne se contente pas de raconter cette histoire, il pose aussi la question de savoir comment la raconter. Et par là se l’approprier.

Emblématique à cet égard, ce moment où Irina, jouée par Viviane, parle à Marika, la metteure en scène, dont on entend la voix en son off. L’adolescente lui décrit comment pourrait se dérouler une scène de cette pièce, IRINA, qu’elles sont en train de créer ensemble.

« J’imagine que je suis là, sur mon lit, avec mes écouteurs, en train de penser et à côté, il y a un monde parallèle dans lequel il y a moi, jouée par Viviane. Je suis spectatrice de la scène, et c’est mes pensées, tu vois ? »

Par cet effet d’enchâssement, de retour sur lui-même, le spectacle met à nu les coulisses de son élaboration, et éclaire aussi le dispositif à l’œuvre dans tout le spectacle, cette façon d’incarner au plateau la scène intérieure d’une jeune fille à la fois actrice et observatrice d’événements appartenant à sa propre vie.

L’autofiction théâtrale

IRINA s’inscrit dans le sillage de ce qu’on appelle l’autofiction, un genre romanesque qui a migré vers la scène.

Ce terme apparaît pour la première fois en 1977 sous la plume de Serge Doubrovski pour désigner une nouvelle approche de l’écriture de soi qui se démarque de l’autobiographie – « privilège réservé aux importants de ce monde au soir de leur vie et dans un beau style » –, une façon de se raconter en ayant conscience de l’illusion qui préside à toute tentative de décrire sa vie avec objectivité.

Écrire sa vie, l’inscrire dans une forme, implique de faire un tri, et ainsi de la transfigurer, de l’inventer même. Aussi vrais et authentiques soient-ils, les faits sont transformés par le choix des mots, par le travail de composition, par l’opération de « mise en intrigue » – cette capacité, comme dit Ricoeur « à tirer une histoire de multiples incidents ou, si l’on préfère, à transformer les multiples incidents en une histoire ».

Poussant le paradoxe, Serge Doubrovski décrit l’autofiction comme une « fiction d’événements et de faits strictement réels » qui, au contraire de l’autobiographie, se déploie dans une narration fragmentaire, elliptique, non chronologique, assortie d’un commentaire problématisant sans cesse son propre projet.

« Je me sens un peu comme Nathalie Sarraute » dit Irina qui lit Enfance pour l’école.

Qu’elle se réfère à Sarraute n’a rien de fortuit. D’abord parce que Nathalie et Irina ont en commun une mère en déshérence. Mais aussi parce que ce livre explore déjà les voies de l’autofiction par son récit discontinu et fragmenté dédoublant la voix de la narratrice. Celle-ci, craignant que ses souvenirs ne se modifient au moment de l’écriture, s’invente une alter ego : l’une parle, l’autre questionne, critique et corrige.

Plutôt que d’écrire une autobiographie, Nathalie Sarraute élabore une sorte de théâtre intime où dialoguent deux voix, tout comme le fait Irina en dépliant la scène de son monde intérieur dans lequel se rencontrent et se répondent les figures qui ont jalonné sa vie.

IRINA, une chambre d’ado devenue chambre d’écho.