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Christiane Jatahy, équilibriste et magicienne

Regards de la dramaturge

Christiane Jatahy est une équilibriste. 

Ce qu’elle explore encore et encore, spectacle après spectacle, ce sont les frontières, les limites, les points de convergence et de diffraction entre réalité et fiction, entre théâtre et cinéma, entre acteur et personnage. 

Elle se tient sur un fil, un liseré qu’elle coud et découd en permanence, tissant une dramaturgie de l’invisible, un espace de l’entre-deux, un territoire intercalaire.

Christiane Jatahy est aussi une magicienne.

Avec What if They Went to Moscow ?, elle crée un dispositif insolite dans lequel se déploie jusqu’au vertige l’utopie des Trois Sœurs, cette utopie qui a pour nom Moscou. Pour ce faire elle dédouble les trois sœurs. Telle une démiurge, elle fait apparaître deux fois trois femmes, simultanément, trois magnifiques actrices comme douées d'ubiquité.

Sur la scène de la Comédie, une histoire se joue, au présent, celle de ces jeunes femmes qui ne veulent rien tant que retourner à Moscou. Au même moment, dans une autre salle, celle du cinéma Cinerama Empire, juste de l’autre coté de la rue de Carouge, est projeté le film capté par les caméras sur le plateau, monté en direct par Christiane Jatahy.

What if, ce sont donc deux spectacles produits de façon contigüe, une performance théâtrale et un film, deux objets simultanés qui se déroulent en même temps dans deux espaces séparés, comme deux versants de la même pièce que nous découvrons l’un après l’autre, en traversant la rue de Carouge du théâtre au cinéma ou le contraire, pour faufiler ensemble deux pans d’un même rêve – et si elles y allaient à Moscou ?

Entre ici et là-bas / entre passé et futur

Tel un mobile en perpétuel mouvement, ou une une boule à facette, le dispositif mis en place par Christiane Jatahy décompose le temps et l’espace. « Nous sommes dans un espace réel et virtuel en même temps, au même moment », lance Isabel Teixeira, magnifique actrice, face public et face caméra. « Nous sommes leur futur » ajoute-t-elle en désignant les spectateurs du film, « mais lorsqu’ils nous voient, nous sommes déjà le passé. Sur cette ligne ténue, appelée le présent, entre l’un et l’autre, nous allons essayer de plonger ».

Christiane Jatahy joue ainsi sur le fonctionnement distinct de la temporalité du théâtre et du cinéma. Le cinéma restitue un événement qui a déjà eu lieu, que le spectateur vit comme un présent, tandis que le théâtre déploie au présent un récit qui suppose un futur.

Dans What if, la représentation théâtrale et le film, bien que simultanés, induisent une temporalité floue, un intervalle dans lequel s’immisce la dimension singulière du temps tchekhovien, « ce temps qui passe inexorablement sans que l’on s’en soit rendu compte, ce présent que l’on s’imagine nourrir d’aspirations au futur mais qui, jamais saisi, se retrouve imperceptiblement et inéluctablement devenu déjà du passé. » [Christophe Triau, L’Espace du Commun. Le Théâtre de Christiane Jatahy] Entre passé et futur, mais aussi entre ici et là bas, dans un espace instable, entre le lieu du théâtre et celui du cinéma. Entre. Jatahy se tient toujours entre les éléments, en équilibre précaire mais totalement maitrisé, orchestrant à la perfection les couches multiples avec lesquelles elle joue.

Entre réel et fiction

Sur scène, un décor constitué de panneaux mobiles, de fausses fenêtres encastrées dans de faux murs qui glissent sur des rails disposés à vue. Un décor qui ne cherche pas à produire d’effet de réel. La fiction dès lors se donne pour ce qu’elle est, une fiction.

Dans ce décor circulent des caméras. Irina en a reçue une pour son anniversaire, nous dit Olga. La présence de celle-ci est donc motivée par le récit. Mais qu’en est-il des autres ? Pourquoi sont-elles là ? Une seconde fiction vient troubler celle des Trois Sœurs : et si nous étions sur un tournage ? Polysémique, la scène suggère deux espaces qui s’emboîtent et se désemboîtent : tantôt décor des Trois Sœurs, tantôt studio de cinéma d’un film en train de se tourner.

Mais cadré par les caméras, ce décor devient réaliste : la disposition des éléments sur la scène sert à créer des angles de prise de vue qui évacuent l’artifice. A l’image, la maison ressemble à une vraie maison, pas à une maison en papier mâché. L’illusion prend. Comme si dans le dos du théâtre, presque à son insu, se construisait son envers cinématographique, un recto et un verso absolument solidaires mais aussi radicalement autres, deux faces d’une même pièce qui seraient « l’utopie l’une de l’autre », parce qu’elles jouent chacune la partition de manière différente : « en ce qui concerne le cinéma, je crée une fiction pour que le spectateur de cinéma croie en la réalité, et en ce qui concerne le théâtre, je joue avec la réalité, pour que le spectateur croie en la fiction », affirme Christiane Jatahy.

Entre acteur et personnage

Une dernière strate vient encore se greffer. Au temps de la fable vient s’ajouter le temps de la présentation, l’ici et maintenant de la performance. C’est ainsi que débute et se termine le spectacle : « Aujourd’hui [tel jour], ici [dans tel théâtre], maintenant [à telle heure], on veut vous parler du désir de changement et de la difficulté de changer. »

Lorsque Isabel Teixeira dit cela, ce n’est pas Olga qui s’exprime, mais bien l’actrice.

Du point de vue du jeu, Christiane Jatahy développe une sorte de réalisme de l'instant, un réalisme qui tient compte de la dimension réelle du théâtre et du rapport entre la scène et la salle, un réalisme derrière lequel les actrices ne s’effacent pas. Un réalisme qui serait l’inverse du jeu naturaliste travaillant à rendre crédible et vraisemblable les personnages de la fiction.

« Nous recherchons une interprétation qui ne puisse être perçue par le spectateur comme la mise en œuvre d’un art de l’acteur, dit-elle. C’est une question que je me pose encore : comment arriver à un jeu qui tombe dans l’espace scénique tout en se donnant une forme telle que le spectateur ne puisse vraiment pas savoir si ce qu’il voit est une interprétation préparée à l’avance ou s’il s’agit d’une expérience du moment présent ».

Interprétation travaillée et/ou surgissement du réel, fiction et/ou documentaire, personnages et/ou acteurs, ce sont tous ces accords antithétiques et complémentaires que Jatahy explore, comme si sur le clavier d’un piano elle appuyait sur plusieurs touches en même temps, produisant un son qui n’appartient qu’à elle. 

Arielle Meyer MacLeod