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Comme un exercice d’altérité à double détente

Regards de la dramaturge

À propos de "Para"

Sur scène, un petit écran un peu artisanal pour faire défiler quelques diapos, une boîte en carton minuscule. C’est tout. Le sergent belge Nico Staelens, ancien parachutiste, incarné par le magnétisant Bruno Vanden Broecke, donne une conférence. En 1992, il a participé à une mission de pacification en Somalie sous l’égide des Nations-Unies, le plus grand déploiement militaire belge en Afrique.

Nico Staelens ne témoigne pas avec le souci de convaincre, ou d’émouvoir, ou de juger. Non. Il documente une situation éminemment paradoxale – avec moult détails, d’une précision minutieuse, presque obsessionnelle : celle d’un corps d’armée surentraîné, déployé non pas pour une mission belliqueuse mais pour une opération de pacification. Un corps d’armée – dont les 95%, dit-il, sont des gars d’extrême droite, racistes, voire suprémacistes du type « white power » – débarqués en terre étrangère, dans un conflit complexe, une misère terrible, une culture inconnue. De bonnes intentions qui virent au fiasco.

Para serait comme un exercice d’altérité à double détente. Ou une leçon de décentrement en deux temps. « Vous me regardez comme nous, nous regardions les Somaliens », dit Nico Staelens au terme de son témoignage. Et c’est bien de cela qu’il s’agit. De ce double regard. Celui que portent ces soldats sur une population dont ils ne comprennent ni la langue, ni les codes, ni la réalité, ni la misère, et qui se livrent à des actes dont certains se demandent comment ils ont pu les commettre. Et le regard que nous, ou la plupart d’entre nous – qui ne connaissons ni l’armée, ni la guerre, ni la Somalie et le conflit civil qui l’a ravagé, ni même peut-être l’Afrique – portons sur ces soldats et les actes qu’ils ont pu commettre.

Para invite à regarder autrement, sans grilles en noir et blanc faites d’avis tranchés et d’opinions toutes faites.

Ce que raconte le sergent Nico Staelens dépasse sans doute largement le cadre de cette mission particulière et des agissements de ces soldats belges parachutés en Somalie. Car avant la Somalie, il y eu l’entraînement. « On te brise, on te démolit, on te lave le cerveau ». Exercices barbares, brimades, humiliations. « Pour qui tu te prends, petite merde ? » De quoi porter atteinte durablement à la faculté de jugement, et générer l’absence de pensée par laquelle se définit la banalité du mal de Hannah Arendt, « lorsque les gens ont perdu tout contact avec leurs semblables aussi bien qu’avec la réalité qui les entoure ; car, en même temps que ces contacts, les hommes perdent à la fois la faculté d’expérimenter et celle de penser », écrit-elle dans Les Origines du totalitarisme. Le miracle c’est que certains, dans ces conditions, ne perdent pas complètement le sens de la réalité et le lien aux autres, que certains ne succombent pas à la « désolation » qui caractérise, pour Arendt, l’homme totalitaire. Le miracle, finalement, c’est Nico. Et Aziz, que ses compagnons traitent de « baiseur de chameau », qui n’arrive pas à tirer sur un Somalien malgré l’ordre qui lui est donné. « Si je me tais, je suis un lâche. Si je parle, je suis un con. Je suis coincé. J’ai merdé. » Le miracle c’est que Nico n’ait pas perdu toute faculté de discernement. Et qu’il parle.

Nico dit aussi le retour. L’impossible retour. Après les violences commises et subies, comment revenir à la maison ? En état de stress post-traumatique, comment retrouver sa vie, sa vie d’avant, entre femme, enfants, brunchs dominicaux et barbecues familiaux ? Comment rejoindre un endroit qui ressemble à un chez-soi ? Le passé n’existe plus, et l’avenir est obturé.

Comme pour Ulysse, qui met dix ans à revenir dans son île après la Guerre de Troie : tout a changé, il n’est plus le même, et Ithaque est en proie au chaos. En cela Para fait écho au Présent qui déborde de Christiane Jatahy qui
se joue aussi cette saison à la Comédie.

De l’un comme de l’autre on sort avec des questions, pas avec des réponses. N’est-ce pas, plus que jamais, le rôle du théâtre ?

Arielle Meyer Macleod

Photo : © Thomas Dhanens