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Entretien avec Maya Bösch et Antoinette Rychner

Regards de la dramaturge

Maya Bösch, metteure en scène, et Antoinette Rychner, auteure, nous parlent de leur spectacle Pièces de guerre en Suisse, à l'affiche du 28 novembre au 6 décembre 2019 à la Comédie de Genève.

Pièces de guerre en Suisse, le titre du texte d’Antoinette Rychner a de quoi étonner…  La Suisse n'est habituellement pas associée à une vision de la guerre.
MB : En effet, le titre surprend – il nous irrite, nous perturbe, mais nous questionne aussi. On peut se demander s’il s’agit d’une provocation, d’un jeu de mot, d’une « fake news » ou carrément du code génétique de la Suisse !? Et c’est justement dans cette confrontation que se situent toute la complexité et toute la fulgurance de la pièce, son originalité aussi, son obstination et son humour.
AR : De cette curieuse confrontation découlent en fait toutes les thématiques de la pièce, que ce soit le rétablissement de la peine de mort, la question migratoire, la solidarité avec les populations défavorisées ou les situations de consumérisme paisible en apparence. Ce que je tente d'explorer ce sont les représentations de la violence dans l’esprit d’un peuple qui n’a, de fait, pas ou très peu connu de conflits armés, mais dont le pays – qui n'est pas aussi « étanche » que l’appellent à l’être les discours politiques les plus populistes et isolationnistes – participe financièrement, commercialement et politiquement à générer de la violence dans le monde.
C’est un texte qui cherche à travailler sur les contrastes, les glissements, les malaises, et qui questionne la possibilité de se sentir légitime quand on jouit d’une relative prospérité et de paix sociale tout en sachant que le monde est à feu et à sang, et que l’on sent chavirer de grands États démocratiques, dont certains sont voisins.
C’est la Suisse, et sa conscience, qui y est explorée en priorité, mais le texte et le spectacle devraient pouvoir concerner les pays développés à économie de marché dans leur ensemble, par un mélange de spécificités nationales et de motifs appartenant à une condition plus large.
MB : L’intérêt de la pièce d’Antoinette n’est pas seulement esthétique ou documentaire : ce texte est comme une tentative d’arpenter de façon méthodique le champ du réel jusqu’aux bordures du monde qui est à feu et à sang.

En multipliant les points de vue, le texte pose la question des peurs et des désarrois qui nous poussent à chercher des boucs émissaires et à succomber aux discours simplificateurs. Il affronte donc, sans jamais prendre parti, la question du populisme. Est-ce que votre impulsion première, à toutes les deux, était de comprendre les mécanismes de ce populisme que l’on voit poindre un peu partout ?
AR : Oui, l’impulsion première d’écriture est venue d’un besoin de mieux comprendre.
Comme si j’avais dû me « retrousser les manches », j’ai décidé de partir en exploration, je me suis « mis un coup de pied au cul » ou « j’ai pris mon courage à deux mains », autant d’expressions qui disent une (petite) violence qu’il faut exercer sur (contre) soi-même pour oser aborder des sujets qui mettent mal à l’aise.
En ce qui concerne la Suisse, je ressentais un mélange d’adoration aveugle pour le système de la démocratie directe, en tant que principe, mêlée au soupçon que le dispositif de l’initiative populaire, utilisé sans aucun garde-fou, n’est peut-être pas aussi politiquement bénéfique qu’on peut le croire.
En procédant à un examen de notre politique extérieure et de notre rapport au monde, mes impressions se sont révélées également très contradictoires.

Est-ce que vous proposez une solution ? Ou un constat ? Des pistes de réflexions ?
AR : Dans chaque scène j'ai tenté de susciter un effet spécifique par le biais d'une forme littéraire différente. L’intention principale d’une scène, par exemple, peut être de poser un constat, de lever un tabou, voire d’informer tout simplement. Une autre par contre cherchera à faire rire le spectateur en l’amenant à reconnaître une situation ou un dilemme qu’il connaît, mais en l'exagérant. D’autres scènes voudraient faire sentir le désarroi face au manque d’éclairages aidants ou d’analyses structurées qui paradoxalement mine notre société surinformée. Certaines scènes ont aussi pour vocation de proposer des pistes.
Mais ce qui les réunit toutes, c'est la volonté d'indiquer une voie possible vers un monde meilleur tout en pointant les risques potentiels. Montrer par exemple comment un projet social de bonne volonté pourrait muter en régime totalitaire.
Tant au plan de la construction générale du texte qu'à l'intérieur des scènes et entre les répliques, j'ai tenté d'associer un bémol à chaque idée pour "le bien". Tout est pesé pour s’équilibrer, au gramme près, même si évidemment cet équilibre reste de l'ordre du fantasme, comme l'est aussi le fantasme d’exhaustivité : produire une œuvre qui parlerait de tout, n’oublierait aucun point de vue.
Cette trilogie est le fruit de bientôt quatre années de travail durant lesquelles, souvent, lorsqu’une question d’actualité, sociétale ou politique me posait problème (difficulté à me positionner, à former une opinion), je démarrais une scène en plaçant bêtement deux voix l’une contre l’autre, en attribuant à chacune un point de vue opposé. D'incarner ces débats – en les dramatisant ou en les faisant tourner au comique, et surtout en projetant l’idée d’un partage de ces questions avec les spectateurs/lecteurs –, me permettait de soulager mes propres dissensions et tensions intérieures.
Ce que j’ai appris en écrivant, puis en essayant de structurer cette matière hétéroclite, c’est à faire le deuil d’un fantasme : celui d'un éclairage « foudroyant » qui viendrait me faire comprendre le monde globalement et une fois pour toutes… il a fallu l’abandonner, accepter que cela n’arriverait jamais – je me demande si, jusqu’à mes 35 ans environ, je n’ai pas sincèrement et naïvement cru qu’il suffirait de m’informer et de rester « honnête » dans mes recherches pour que ça arrive un jour. Comprendre donc que ça resterait un mirage, sans pour autant tomber dans l’idée que, si tous les crédos se valent ou tous les élans idéologiques finissent par s’entre-annuler, alors la quête d’une conduite morale n’aurait plus de raison d’être, qu'il serait inutile, ou même ridicule, de se positionner et de s’engager.
MB : Le texte d'Antoinette est comme une machine narrative qui n'aurait ni centre, ni haut, ni bas, mais se déploierait sauvagement dans l’espace. L’écriture ressemble à une mosaïque créant sans cesse de nouvelles formes, images, perspectives. On peut aussi penser à une fresque ou à une tapisserie qui se tricote, s’amplifie, et se lâche au moment de vouloir conclure. C'est un dispositif formel qui avance par fragments hétéroclites et interposés, par scènes qui s’entrechoquent au lieu de se relayer.
Pièces de guerre en Suisse est aussi un avertissement. Un antidote à la violence et à l’uniformisation de la masse et de l’opinion publique. Une tentative de traquer, soulever et révéler les mécanismes qui contribuent au populisme, à la montée de l’extrême droite, pour démasquer le visage du nouveau fascisme.

Le texte part de situations politiques existantes, documentées, la montée de l’UDC, la peur générée par l’islamisme et les mouvements migratoires, tout en imaginant par moments des dystopies qui relatent un avenir très sombre. Quelle est la fonction de ces dystopies ? 
MB : Dans Pièces de guerre en Suisse il est question de cet homme – au sens d'être humain – contemporain, non pas « sans qualité », mais « sans lien ». C’est sa tragédie, la « déliaison » des êtres entre les êtres et avec le système. Tous les rapports sont faussés et le contact direct et réel n’existe pas. Nous vivons dans des temporalités différées, fracturées, pour ne pas dire hors du temps. Pourtant, personne n’échappe à l’agonie, la solitude, le burnout, la déréliction ou à la peur constante d’être « jeté ».
De ce fait, la pièce ressemble fortement à celle d’Edward Bond, sa trilogie, à teneur post-apocalyptique.
AR: Oui, iI y avait, dans les premiers temps d’écriture, l’intention de rejoindre cette œuvre de référence dans ses projections inquiétantes au regard de l’avenir de l’humanité et de ses tendances autodestructrices. Ces dystopies ont donc pour fonction de questionner nos représentations politiques à l’aune d’un futur potentiellement chaotique. On pourrait résumer ainsi ce questionnement : L’humanisme est-il un luxe réservé aux personnes qui mangent à leur faim et n’ont pas à se préoccuper de leur survie immédiate ? Ou, au contraire, le dénuement et la catastrophe sont-ils des conditions à l’émergence de la solidarité véritable ?

Pièces de guerre en Suisse est un texte pléthorique, près de 350 pages je crois, qui est composé essentiellement de fragments, et court-circuite le récit linéaire. Vous ne pourrez pas le monter dans son intégralité. Comment allez-vous procéder du strict point de vue du texte ?
AR: En faisant des choix, dans la douleur...
La nature du texte original est non seulement pléthorique, mais encore arborescente : les renvois à de multiples citations en bas de page rappellent le lien hypertexte.
Mais la nature d’une représentation théâtrale reste linéaire ; il faut décider d’un ordre dans lequel agencer les scènes, et d’une durée de spectacle à respecter. Le théâtre est un art physique, matériel, plein de contraintes – temporelles, spatiales. Les respecter, c’est aussi s’obliger à fixer l’état d’une œuvre, à un moment donné, pour le pire – ­renoncer à ses possibilités de métamorphose indéfiniment ouvertes – mais aussi pour le meilleur : l’incarner, la faire vivre, la faire entrer dans une forme partageable avec le public.
MB: Depuis notre rencontre avec Antoinette en 2015 dans le cadre des « Dramaturgies suisses » au Théâtre Panta à Caen, nous travaillons à une version achevée. Au tout début la pièce me paraissait « irreprésentable », trop didactique et pas assez dialectique. Pourtant le projet m’a tout de suite fascinée : ses enjeux sensibles, l’inventivité des sketches, la délicatesse et l’humour de l’écriture. Avec un écart spécifique et un point de vue féminin sur la Suisse intérieure, sur son exception, ses crimes et ses châtiments, sa culpabilité et sa honte. Et de là, tirer l’arc vers l’autre et le monde.
À cela s'ajoutait mon désir de m’inscrire dans le sillage du théâtre politique européen.
Dès que j’ai pris la décision de porter cette pièce au théâtre, j’ai passé commande à Antoinette. Mes intentions de mise en scène, mes retours et commentaires font aussi partis de ce processus d’écriture tout comme la version finale qui est le fruit d’une semaine de répétition avec les acteurs. Je pense que la pièce bougera encore et même jusqu’à la première.

Quel dispositif allez-vous mettre en place pour rendre compte de la multiplicité des points de vue que propose le texte ? Comment allez-vous affronter sa construction fragmentaire ? Quels sont, en d’autres termes, les axes de mise en scène que vous allez privilégier ? 
MB: Les acteurs ne jouent pas de personnages ni de rôles, mais se lancent sur des parcours et des trajectoires humaines qui s’enchaînent naturellement même quand il y a du contre-sens, du saut, de l’obstacle, de l’interdit, ou de la chute.
La scénographie a été pensée comme un terrain à plusieurs échelles – verticalités, plateformes horizontales et volumes – pour concevoir un jeu à multiples combinaisons. Cette sculpture monumentale réalisée à partir de praticables permet de créer un « terrain de jeu » qui se déploiera sur 5 mètres de haut et 10 de large : une sorte de sommet pour la parole et sa circulation, pour le regard et sa contemplation. Sur cet échafaudage de chantier, sept acteurs entrent, sortent et errent dans ce qui apparaît comme un labyrinthe social. 

Propos recueillis par Arielle Meyer MacLeod