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"Love is a river", cinéma pour l’oreille d'après "Platonov" de Tchekhov

Regards de la dramaturge

Love is a river est le récit d’un meurtre. Sur la scène, tous les protagonistes sont présents : Platonov alias Alexandre gît au sol et tous le regardent. Nous sommes juste après le crime, dans un temps de suspension, d’hébétude, de choc. Que vient-il de se passer ? Alexandre Doublet adapte Platonov de Tchekhov, un Platonov qui commencerait par la fin – comme un arrêt sur image, un effet de persistance rétinienne – tandis que défile une bande-son, celle des liens que chaque personnage a entretenu avec cette figure désormais absente. Explications du metteur en scène, Alexandre Doublet.

Pour cette adaptation de Platonov, vous avez imaginé un dispositif théâtral original. Pouvez-vous m’en parler?

Visuellement, le spectateur est placé face à une scène de crime. Un crime qui vient de se produire. Et cette image inaugurale ne change pas, une image muette, dans laquelle les acteurs ne parlent pas. La situation reste la même tout au long du spectacle : nous sommes toujours dans cet instant qui suit le choc. Nous avons dès lors pensé la scénographie comme une installation, une installation pour cinq corps : un mort et quatre vivants. Une installation riche de détails, de pistes et de fausses pistes, afin que le spectateur puisse se raconter une histoire, que celle-ci soit la bonne ou pas.

Pour imaginer ce décor, nous sommes partis du travail photographique de Grégory Crewdson, un photographe dont les images crépusculaires ont influencé bon nombre de réalisateurs. Il appartient à cette école dite de la staged photography, ou « photo-mise-en-scène », cette manière de mêler aux codes de la photo documentaire les techniques de tournages de films en utilisant des décors artificiels et des lumières hyper contrastées. 

À cette image presque immobile s’ajoute la strate sonore. Une bande son travaillée comme au cinéma, afin de produire une nappe auditive complexe, à la fois textuelle et musicale, qui parvienne à restituer toute la tension narrative. Le texte est donc pré-enregistré, et vient traduire le chaos de la pensée de chacun des protagonistes présents sur le plateau. Tous sont dans une sorte de sidération devant ce qui vient d’advenir : Alexandre est mort. Nous pénétrons dans leur psyché à cet instant précis où leur parvient cette réalité inconcevable. Chacun tente de se souvenir, des faits et gestes, des mots qui ont été échangés, de la façon dont une phrase particulière a été prononcée. Il ne s’agit donc pas d’un flashback mais d’une réminiscence. Une façon pour chacun de tenter de comprendre : « comment en est-on arrivés là ? ». Ce qui, soit dit en passant, est une phrase chère à Bourdieu.

Le spectateur, en entendant cette bande son, est accroché à son fauteuil, happé par la tension induite par le meurtre, alors même que sur le plateau il ne se passe (presque) rien.  Le cinéma pour l’oreille révèle surtout l’aspérité des protagonistes, au-delà des mots, pour entendre leurs souffles, leurs altérités, leurs creux et leurs bosses ; pour les entendre lorsqu’ils étaient insouciants, lorsque l’amour qu’ils se portaient était actif, lorsque tout était encore possible parce qu’incertain ; pour fermer les yeux et imaginer son propre film, sa propre image, se laisser porter par un murmure sensuel et amoureux ; pour entendre leurs désirs et comprendre la force de leurs frustrations. Pour entendre tout ce qui était avant, l’irréversible, avant le meurtre, avant la mort. Le cinéma pour l’oreille ne peut plus être interrompu, comme un film de cinéma projeté sur grand écran. Un enregistrement a été réalisé en amont de la représentation, pendant les répétitions, fixé et minuté, implacable et cruel parce qu’au moment de la représentation théâtrale, il appartient déjà à un passé indélébile et irréversible.

Là vous réécrivez Platonov pour trois femmes et un homme. Un Platonov resserré donc, autour de l’amour. Quelles lignes de forces gardez-vous du texte de Tchekhov?

Ce qui m’intéresse, c’est comment on en arrive là. Comment les projections et les attentes que nous avons par rapport aux autres, comment ces exigences inatteignables parfois, peuvent nous amener très loin, pas forcément au meurtre bien sûr, mais à une forme de mort symbolique. Parfois on tue quelqu’un dans notre esprit parce qu’il se révèle ne pa être à la hauteur de nos espérances, de nos fantasmes. C’est vrai en amour, mais c’est vrai aussi en amitié et dans les relations professionnelles.

En commençant par la fin, je tue d’emblée Platonov parce que je crois que Platonov est un personnage presque inexistant, il n’est au fond rien d’autre qu’un fantasme, une sorte de miroir dans lequel chacune voit ce qu’elle y projette, parce qu’en définitive il n’est pas grand-chose. Et pourtant, plus il est décevant plus tous l’aiment, parce qu’il est éminemment malléable, il dit oui à tout. 

Platonov en somme n’est pas un « caractère », comme on dit au théâtre, mais une absence de caractère, il le dit d’ailleurs lui-même. Il semble détenir la clé de la pièce mais c’est une clé qui n’ouvre rien.

Tchekhov dissèque le cerveau humain pour montrer comment et pourquoi on en arrive au meurtre ; il y a quelque chose de très médical dans sa démarche. En travaillant précédemment sur Platonov, cela m’obsédait déjà, mais j’avais l’impression de ne pas parvenir à mettre à jour cette mécanique. Là, en inversant l’ordre des événements, ce qui apparaît ce n’est pas tant comment Platonov se comporte avec les autres, mais plutôt comment les autres réagissent à Platonov, et ils le font chacun différemment.

En fait votre lien avec Platonov ne date pas d’hier…

Je lis et relis Platonov depuis l’âge de 23 ans comme un croyant relirait les Saintes Ecritures, inlassablement. À chacune de mes lectures m’apparaissent de nouvelles questions et de nouvelles images.

Pour Love is a river mes obsessions sont très différentes même si toutes les expériences s’accumulent, certaines questions n’ont toujours pas trouvé de réponses. Bref, Platonov, ce brouillon qu’est Platonov, puisque le manuscrit a été découvert à la mort de Tchekhov, est une bible pour moi. Une bible inachevée, imparfaite, composée de creux et de bosses, d’énigmes et de grâces… un texte qui pourrait être une sorte de check up théâtral proposé par le Dr Tchekhov.

Propos recueillis par Arielle Meyer MacLeod