Journal

Écriture du réel : "Mourir, dormir, rêver peut-être"

Regards de la dramaturge

Emprunté au monologue d’Hamlet, le titre choisi par Denis Maillefer imprime la couleur de son spectacle. Son ancrage théâtral d’abord. Mais aussi la tonalité qu’il entend donner à son sujet, le travail de quatre employés d’une entreprise de pompes funèbres. Dans ce titre on entend déjà ce qui affleure, l’empathie des vivants pour les morts, une douceur qui les unit, une mélancolie toujours bienveillante, un apaisement peut-être de voir ainsi, ensemble, les morts et les vivants. Comme en apesanteur, chacun parle de son amour pour ce métier particulier.

Théâtre documentaire


Si la démarche de Denis Maillefer coudoie le documentaire, elle procède néanmoins d’une écriture et une construction proprement théâtrale. Elle empoigne ainsi frontalement le paradoxe inhérent au théâtre documentaire, genre qui fleurit sur les scènes contemporaines.

Ce paradoxe tient au fait que – contrairement au cinéma qui peut cadrer du réel, en constituer une trace – la scène théâtrale est par essence un lieu séparé du quotidien, un espace de convention, une machine à fiction destinée non pas à exhiber le réel mais à le représenter. Parler de théâtre documentaire relève dès lors un peu de l’oxymore. Comment faire surgir du réel dans un cadre qui est celui du jeu, de la feintise, de l’illusion, du « comme si » ?  Qu’il soit proféré par des personnes qui parlent en leur propre nom ou relayé par des acteurs qui transmettent des paroles réelles, un témoignage, dès lors qu’il advient sur une scène, change quelque peu de statut. Même brute, au plus proche de sa vérité et de son immédiateté, cette parole vraie se trouve médiatisée par la situation théâtrale dans laquelle elle est prononcée. 

Cette théâtralité Denis Maillefer ne cherche pas à l’éluder. Au contraire, il s’en saisit et la revendique. 

« Je ne voulais pas d’un documentaire de plus sur les pompes funèbres, dit-il. Je voulais que l’on soit au théâtre, je voulais que cela reste personnel. »

Alors il est allé à la rencontre des employés des pompes funèbres de Vevey, il s’est mêlé à eux, en immersion, a accompagné leur travail, les a suivis dans les limbes menant de la morgue à la cérémonie funéraire, pendant ce temps intermédiaire où les corps que plus aucun souffle ne traverse ont encore les traits de la vie. 

À partir de cette expérience chez les vivants qui accompagnent les morts, il commence à écrire. Il écrit ce qu’on lui a dit, il écrit ce qu’il a vu, il écrit aussi ce qu’il a imaginé.

Du réel à l'écriture

Et ce trajet qui est le sien, ce passage du réel vers l’écriture, il en fait la charpente de son spectacle, nous invitant à emprunter le même chemin. 

Il y a d’abord le réalisme documentaire : deux corps – vrais morts ou cadavres de théâtre ? – autour desquels les quatre acteurs font, exactement, minutieusement, précisément, les gestes qu’effectuent les employés des pompes funèbres lorsqu’ils habillent et préparent les cadavres. Le temps se dilate. Nous observons, à distance, comme de l’autre côté d’une vitre. Les gestes, doux, attentifs, s’accompagnent parfois de quelques mots, presque des murmures, la couture de la jupe se met devant, il faut monter la fermeture éclair. Ce n’est pas une représentation, plutôt un déplacement du réel, une transposition.

Pourtant un jeune garçon tourne autour de la scène, déposant à intervalles réguliers des petites ampoules, délimitant ainsi l’espace du théâtre, comme pour nous rappeler que c’est bien là que nous sommes, au théâtre. 

A cette strate viennent alors s’ajouter petit à petit d’autres couches, des récits, des monologues intérieurs. Le documentaire cède alors la place au poétique, le réalisme au littéraire. Chacune de ces strates place le public dans une position différente, chacune explore une temporalité différente, chacune raconte à partir d’un prisme différent. Et chacune nous touche autrement.

Arielle Meyer MacLeod