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Entretien avec Gilles Jobin

Le chorégraphe Gilles Jobin nous parle de son projet fou de réalité immersive La Comédie virtuelle.

Gilles Jobin, pourriez-vous nous décrire votre nouveau projet ?
L'idée est la suivante : on modélise la nouvelle Comédie, celle des Eaux-Vives, on la dématérialise en quelque sorte, de façon à ce que le spectateur puisse se promener virtuellement à l'intérieur depuis un container spécialement conçu à cet effet qui pourra se déplacer dans différents lieux et permettre ainsi à un grand nombre de personnes de visiter le bâtiment à distance.

Il y aura ensuite une deuxième strate…
Oui, dans un deuxième temps cette Comédie virtuelle accueillera des œuvres digitales, des créations et des accueils, comme dans un théâtre réel. Ou pour le dire autrement La Comédie virtuelle sera le portail d'entrée d'une programmation digitale.

Une programmation parallèle à la programmation d'arts vivants de la future Comédie ?
Oui exactement ! Ce sera aussi l'occasion d'entamer une réflexion sur la place du digital dans un théâtre de création. Nous organiserons des rencontres, des symposiums, des ateliers avec des artistes et des spécialistes, nous inviterons des gamers, des développeurs, des professionnels d'horizons différents pour réfléchir ensemble à la création digitale du point de vue des arts de la scène. Il faut intégrer toutes sortes de nouvelles compétences pour la création digitale. C’est passionnant et rafraîchissant !
Je pense qu'il est essentiel qu'un théâtre qui se construit au XXIe siècle soit non seulement équipé en matériel digital mais soit aussi capable d'intégrer les outils digitaux aux processus de création. Il s’agira ainsi d’imaginer une programmation digitale pour La Comédie virtuelle, mais aussi de réfléchir à l'implication ces outils dans la création scénique contemporaine. Il faut pour se faire créer de nouveaux métiers comme celui de dramaturge digital dont le rôle serait de connaître et de développer les technologies afin d’aider les artistes à trouver les outils digitaux adéquats à leur propos. 

Vous êtes chorégraphe. Comment êtes-vous venu à la réalité virtuelle ?
C'est la possibilité de travailler virtuellement et en volume qui m’a séduit. Je suis allé voir Pina de Wim Wenders, un film en 3D sur le travail de la chorégraphe Pina Bausch. En sortant, fasciné par le volume des corps des danseurs dans l’écran, je me suis dit : je veux faire du cinéma en 3D !  J'ai toujours voulu faire un film mais je trouvais le langage cinématographique en 2D difficile à manier. Le hors champ y est essentiel, le volume des corps absent et, en tant que chorégraphe, je ne me sentais pas capable de passer de la 3D de la scène à la 2D de l’écran. Sur scène je travaille avec le volume des corps, avec la 3D je me suis senti dans mon élément.
Par ailleurs j'ai toujours été à la recherche de nouveaux outils. J’ai découvert la réalité virtuelle après avoir visité le studio Artanim à Genève. Experts en capture de mouvements, ils ont développé un système de réalité immersive qui propose aux participants une immersion totale. J’avais réalisé chez eux une séquence en capture de mouvement en ouverture d’un duo, Força ForteQuand j’ai pu me voir avec ma partenaire en taille réelle et en volume, j'ai été fasciné par le potentiel créatif de ce dispositif ! Nous nous sommes rapidement mis d’accord pour créer une pièce en réalité virtuelle immersive, VR_I, que l'on a pu voir à la Comédie la saison dernière. La pièce a été présentée dans plus d’une trentaine de lieux, dans une vingtaine de pays à travers le monde, aussi bien dans des festivals de cinéma comme Sundance ou la Biennale de Venise que des festivals de danse comme la Biennale de la Danse de Lyon. Cette collaboration inédite entre un studio de recherche en technologie de capture de mouvements et une compagnie de danse contemporaine basés à Genève est en quelques mois devenue l’une des success story de l’industrie créative arts et technologies à Genève. 

Il y a différents types de réalité virtuelle je crois. Pouvez-vous éclairer les néophytes dont je fais partie ?
En gros il y a deux types de dispositifs :  La « video 360 » qui est une caméra filmant la réalité autour d’elle mais ne proposant qu’un seul point de vue. Equipé de lunettes stéréoscopiques, le spectateur, qui reste immobile, peut pivoter le regard où bon lui semble, mais seulement autour d'un seul axe, celui de la caméra. Plus que de réalité virtuelle cette technique relève plutôt d'une sorte de cinéma immersif.
La technique qui me paraît plus intéressante est « volumétrique ».  On modélise un espace de manière digitale, ce qui permet ensuite de placer une caméra virtuelle à n’importe quel endroit de l’espace. Le spectateur équipé de lunettes RV peut dès lors se promener à l'intérieur de l'espace et choisir son propre point de vue dans un espace volumétrique généré en temps réel.
D’autres dispositifs mixtes sont prometteurs comme la réalité augmentée qui mélange images réelles et virtuelles en temps réel, ou les projets immersifs qui mélangent l'action en direct et la réalité virtuelle et tout les dispositifs dérivés qui restent encore à inventer !

Est-ce que les arts vivants vont désormais devoir composer avec la réalité virtuelle ?
Je pense que c'est le contraire. C'est la réalité virtuelle qui va devoir composer avec les arts vivants. Jusqu'ici c'est essentiellement le cinéma qui s'en est emparé, pourtant les arts performatifs ont des compétences essentielles pour la création en réalité virtuelle, en particulier celles de la gestion du temps réel et de l’espace en volume. De par leur pratique, les créateurs des arts performatifs ont, je crois, les bonnes intuitions pour traiter les problématiques inhérentes à la création en réalité virtuelle et augmentée.

Quelles sont ces problématiques ?
La principale consiste à gérer le temps réel. En réalité virtuelle, l’expérience est en temps réel – on parle d'ailleurs plutôt de participants que de spectateurs – dans la mesure où le public est immergé dans un espace total où il assiste en temps réel à un récit ou une situation. Et le temps réel, c'est le principe absolu des arts vivants : les actrices et les acteurs, les danseuses et les danseurs sont toujours avec le public, dans un même lieu et une même temporalité. Ce qui n'est évidemment pas le cas du cinéma. On pourrait dire que le réalisateur de cinéma partage son regard sur le monde avec le spectateur, tandis qu'en réalité virtuelle le spectateur est un participant immergé en temps réel dans un monde virtuel dans lequel il peut décider où diriger son regard. En ce sens, l’expérience des arts vivants est plus proche de la réalité virtuelle que celle du cinéma. 

Ces dispositifs immersifs me semblent poser un autre problème de construction du sens : à partir du moment où le spectateur peut regarder partout, c'est-à-dire que l'action n'est circonscrite ni par le cadre de la caméra ni par celui de la scène, comment indiquer au spectateur où porter son attention ?
Oui. Mais là encore, les arts de la scène maîtrisent les outils du regard. Nous avons l'habitude de diriger le regard pour que le public ne rate pas l'essentiel, tout en aménageant des moments où son attention peut flotter. Ne disposant ni du montage ni de gros plans, nous n’avons que des mouvements sur scène et en temps réel à proposer, et ceci pour des spectateurs situés à des endroits très différents dans la salle.

Tout cela est passionnant…
Oui, et cette Comédie virtuelle sera l'occasion de créer des espaces de réflexion autour de nouveaux outils digitaux. Les nouvelles technologies, un peu comme la vidéo après le cinéma, nous offrent de nouveaux espaces créatifs à investir, ce que j'appelle les nouvelles scènes digitales. Comme la télévision inventée après le cinéma, ces scènes digitales ne remplaceront pas les scènes réelles mais seront de nouveaux terrains de création. Il faudra ainsi inventer un nouveau langage et c’est cela qui est passionnant du point de vue des arts de la scène.

Propos recueillis par Arielle Meyer MacLeod