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Entretien
 avec Oscar Gómez Mata, metteur en scène de "Le Direktør" et "Le Royaume"

Regards de la dramaturge

L’idée ? Une même équipe, une même scénographie, un même auteur et, à l’arrivée, deux spectacles très différents.

En 2017, Oscar Gómez Mata a monté Le Direktør, que l’on pourra voir ou revoir à la Comédie, une « comédie de bureau » qui fait grincer les rouages de l’entreprise en révélant sa nature théâtrale. Et voici le deuxième volet, inédit, tiré d’une série fantastico-loufoque du même Lars von Trier, L’Hôpital et ses fantômes. Entretien avec le metteur en scène.

Dans ce dyptique vous racontez des histoires, alors que vous nous aviez habitués à une approche relevant plutôt de la déconstruction des codes du théâtre et de la narration…

Oui, mon approche a toujours été de dissoudre la matière spectaculaire, avec la volonté de rendre la pièce au public tout en restant néanmoins dans l’espace du théâtre. Rendre la pièce au public, mais aussi rendre le public acteur de la pièce, ce qui est une façon de faire non pas contemporaine mais moderne, qui commence déjà avec Brecht et a été beaucoup pratiquée dans les années 60 par de nombreux artistes. Pour ma part, c’est une façon de reprendre tout cela et de l’appliquer de manière radicale, une manière un peu provocatrice d’amener un changement dans les us et coutumes du théâtre.

Que gardez-vous de cette expérience de la déconstruction lorsque, comme ici, vous réinvestissez le récit ?

Dans tout ce que je fais, quel que soit le format, mon propos est toujours d’ouvrir la pièce pour que les spectatrices et les spectateurs prennent position face à ce qu’ils voient. Je suis attentif à ne pas complètement définir l’image, celle de l’être humain et des choses qui l’entourent, pour que le public ait une place dans laquelle il puisse se caler et apporter sa vision à lui. C’est pour moi un choix politique, une façon d’envisager le théâtre comme un lieu d’exercice de la pensée.

Comment cela se traduit-il dans Le Direktør ?

En fait j’applique à cette histoire « fermée », dans le sens où elle pourrait très bien se jouer avec un 4ème mur, ce que je pratique depuis toujours, l’ouverture vers le public, qui est là, présent. J’ouvre l’histoire en utilisant un procédé classique du théâtre, celui de l’aparté. 

Ce que je veux, c’est voir comment ce procédé qui est propre à mon travail et qui a pris des formes différentes dans mes précédents spectacles, comment, appliqué à une histoire, ce procédé peut changer l’histoire elle-même. Voir comment cela affecte les personnages aussi. Car ce procédé implique que les actrices et les acteurs naviguent entre la réalité de ce qu’ils sont eux-mêmes – ici, maintenant, face au public qui est bien réel –, et la fiction, l’histoire, le personnage. En fait sur le plateau on ne peut jamais être un autre, et on ne peut jamais non plus être soi-même. C’est donc cela que j’ai essayé d’appliquer à cette histoire. J’ai dit à mes comédiens, nous avons une pièce, essayons de la jouer comme cela et nous verrons.

Ce film est particulier parce que le ressort principal de l’intrigue – ce jeu de rôle où un acteur est engagé pour jouer le rôle du directeur de l’entreprise – est théâtral. Est-ce pour cela que vous l’avez choisi ?

Bien sûr, cela m’intéressait énormément. Dans le  film il y a déjà comme deux histoires, la vraie et la fausse, celle qui est jouée par l’acteur engagé pour tenir le rôle du patron à la place du patron. Nous ajoutons un niveau en plus, celui de la représentation théâtrale qui se déroule de façon continue devant un public présent. J’essaie donc d’amplifier ce temps présent en parlant vraiment au gens. Ce qui implique évidemment une manière de jouer particulière, dont l’objectif est de trouver ce qu’au fond nous cherchons tous au théâtre, c’est-à-dire une certaine vérité de l’instant. Ce n’est pas évident, car cela suppose que les comédiennes et les comédiens s’aventurent dans un territoire assez incertain mais en même temps très excitant, un territoire dans lequel on ne sait pas toujours ce qui va arriver. L’idéal serait de tout savoir pour pouvoir tout oublier devant le public, ce qui est très difficile, parce que ça demande un état de totale disponibilité, et surtout une aptitude à tout transformer en matière à jouer. C’est avec cela que je travaille depuis des années et c’est cela que j’ai essayé d’appliquer aussi à cette histoire.

Qu’est-ce que le théâtre apporte de différent par rapport au film ?

Je crois que les éléments constitutifs de l’histoire sont peut-être plus évidents, parce qu’il a fallu trouver des transpositions qui marchent.

Dans le film, par exemple, tout se passe dans les bureaux de l’entreprise sauf lorsque le vrai et le faux directeurs se rencontrent en « terrain neutre », comme ils disent, qui est tantôt un McDo ou un manège pour enfants. Au théâtre, les bureaux sont sur la scène. Du coup on s’est dit que jouer des dialogues en dehors du bureau, cela revenait à les jouer en dehors de la scène, c’est-à-dire dans le public. Ce qui évidemment rejoint cette idée de l’aparté.

Mais pendant que les acteurs sont dans le public, l’espace du plateau reste vacant. Or il faut qu’il se passe quelque chose sur la scène, parce que le théâtre se déroule dans un temps continu contrairement au cinéma où l’on peut procéder à un découpage. On a alors décidé que pendant les moments en « terrain neutre », tout peut arriver sur la scène, on peut changer d’esthétique, et donner une vision totalement décalée de cette boîte. Et ça, c’est amusant. Du coup je crois qu’il y a dans la pièce un humour plus débridé que dans le film.

Dans Le Royaume, la théâtralité que l’on trouve dans Le Direktør est absente. Quel est dès lors votre point d’accroche ? Où allez-vous nous emmener ?

L’enjeu premier c’est de travailler avec la même équipe, la même scénographie, la même démarche et le même auteur, et pourtant de faire quelque chose de complètement différent.

J’ai choisi ce film parce que j’adore l’histoire, j’adore l’image qu’elle donne de l’être humain à travers ses personnages qui sont à la fois bêtes et drôles.

Mais ce qui m’intéresse surtout c’est cette antithèse entre raison et surnaturel, entre ce qui existe et ce qui est invisible, entre la science et le paranormal, la médecine et les fantômes. L’histoire est invraisemblable et c’est pour cela qu’elle est excitante à adapter au théâtre.

Je veux trouver un nouvel axe pour aborder la transposition. Dans Le Direktør, l’espace, qui est très beau, ne bouge pas. Or Le Royaume traite justement d’une réalité qui ne cesse de se métamorphoser, comme un labyrinthe qui se construirait au fur et à mesure qu’on avance. Tout est mouvant, tout bouge, tout peut avoir une autre face. Je ne sais pas encore exactement comment, mais je crois que la question de l’espace doit être le point de départ de notre réflexion.

Dans la série, Lars von Trier reprend les codes du fantastique pour faire rire aussi. Est-ce que représenter des fantômes au théâtre est un défi ?

Oui absolument. Il y plusieurs façon de le faire, certaines très simples ou d’autres plus techniques. Je ne sais pas encore laquelle nous choisirons, nous explorons pour l’instant plusieurs pistes. Mais les fantômes, je travaille avec depuis longtemps. Dans notre société occidentale on a perdu ce réflexe de cohabiter avec les fantômes, alors que dans beaucoup d’autres traditions, dont la tradition catholique, les fantômes sont là à table, on les voit et on vit avec. 

Propos recueillis par Arielle Meyer MacLeod