Journal

Andromaque

Regards de la dramaturge

« Trop de haine sépare Andromaque et Pyrrhus ».

La chaîne des amours contrariées dans Andromaque est digne d'un soap opéra : Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui n’aime qu’Hector, déjà mort… Mais dans l’interprétation de la tragédie racinienne qu’offre le metteur en scène Stéphane Braunschweig, à l'affiche de la Comédie du 8 au 14 février 2024, la puissance traumatique de la guerre l’emporte largement sur le récit des passions amoureuses. 

Des chaises renversées au milieu de ce qui semble être une mare de sang témoignent silencieusement du « désordre extrême » qui règne en Epire. Délégué par les Grecs, Oreste y vient réclamer la tête d’Astyanax, le jeune fils d’Hector et héritier de Troie, que Pyrrhus retient captif avec sa mère Andromaque depuis la fin de la guerre. Oreste espère par la même occasion regagner le cœur d’Hermione, promise à Pyrrhus, qui pour sa part n’a d’yeux que pour sa prisonnière éplorée. Le tumulte des cœurs épris offre un écho tardif aux tambours de la guerre.


Victimes de guerre

Le metteur en scène refuse de faire d’Andromaque l’incarnation du dévouement amoureux, ainsi qu’est souvent dépeinte l’héroïne troyenne. Andromaque n’a ici rien d’une force tranquille, fidèle coûte que coûte à son défunt mari. Si ses paroles sont fermes, son corps pourtant chancelle : elle fléchit sous le poids d’un deuil multiple qui lui fait manquer d’air. Dès son entrée en scène, on la sent abattue, dépressive, traumatisée à jamais, dépossédée de tout, fragile entre tous. Elle survit plus qu’elle ne vit, dépositaire de la mémoire de Troie.

Quant à Pyrrhus, le fils d’Achille, il porte encore l’habit militaire. Il a la mine sévère, hargneuse, et l’énergie d’un baril de poudre. Inquiétant, voire odieux, débordant d’une brutalité mal contenue, il incarne la guerre – cette guerre que l’on sait terminée, mais qui pèse de tout son poids sur le présent et pourrait reprendre à tout moment. Les remords surgissent parfois : « Je souffre tous les maux que j’ai faits devant Troie », affirme Pyrrhus. Est-ce Andromaque qui adoucit ainsi son cœur ou l’expression de regrets véritables face à de trop violentes exactions ?
 

L’amour après la guerre

Tous et toutes veulent aimer désormais, tout simplement, et plus encore être aimés en retour. Entaché par le souvenir de la guerre, l’amour peine cependant à se frayer un chemin dans le cœur des protagonistes. L’ambiance est lourde et funeste, le souvenir de la guerre transpire encore des corps et brouille les esprits. C’est que Troie a été une véritable boucherie. Andromaque a vu son mari, ses frères, son père et tous ses proches assassinés de la main de Pyrrhus.  Racine ne tait rien de cette violence extrême, la violence de la guerre, dont les survivants – qu’ils soient vainqueurs ou vaincus – portent encore les traces : désirs de vengeance, regrets amers, traumatismes multiples et démence rampante.


Un oubli impossible

L’amour peut-il s’imposer, alors que la confusion règne encore dans les esprits ? Les cœurs sont chahutés, les protagonistes tournent cent fois leur veste, Hermione elle-même ne se résout à rien et souffle le chaud et le froid en direction d’Oreste. Cette guerre les a tous menés au bord de la folie, contraints aux souvenirs douloureux, au ressassement. Un devoir de mémoire d’ailleurs brandi en étendard au moment de crier vengeance.

La mise en scène de Braunschweig comme la tragédie de Racine laissent peu d’espoir. Andromaque affirme l’horreur de la guerre et l’impossibilité d’oublier. Il y a trop de sang sur les mains, trop de deuils inachevés, pour que l’amour puisse ne serait que bourgeonner. Une situation qui rappelle inévitablement les conflits armés d’aujourd’hui et qui laisse un goût amer. Longue et tortueuse sera la route, avant que les frères ennemis trouvent une issue pacifique à leurs différends.
 

Annick Morard
Plume de la Comédie de Genève