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Entretien avec Cindy Van Acker

Regards de la dramaturge

Propos recueillis par Laure Hirsig

Chorégraphe et artiste associée à la programmation de l’ADC (Association pour la Danse Contemporaine) à Genève, Cindy Van Acker développe depuis 1994 un langage chorégraphique tout en subtilité, douceur et puissance. Son univers épuré est nimbé de lumières boréales, d’envolées sonores obsédantes, et la radicalité de son esthétique n’altère en rien la sensualité des corps.

Avec Without References, l'artiste explore le présent insaisissable, privilégiant une approche quantique de l’espace-temps plutôt que d’aborder le temps historique, l’actualité ou la sphère sociale. 

Notre perception n’attrape que les traces de la lumière réfléchie par les objets qu’elle rencontre. L’infime délai cognitif nécessaire à notre conscience pour incuber l’information nous conduit donc à percevoir le monde avec un léger décalage. L’immédiateté n’existe pas, pas plus que le présent absolu, ce que nous percevons du réel n’en est que l’empreinte.

Partant de ce constat vertigineux, Without References brouille les temporalités pour habiter la scène autrement. La danse s’immisce dans les failles spatio-temporelles pour altérer le rapport normé que nous entretenons avec notre environnement.

La pandémie qui a frappé le monde en a ralenti le pouls. La distorsion temporelle que propose l’œuvre de Cindy Van Acker résonne plus que jamais comme acte artistique de résistance aux accélérations qui nous rendent aveugles et sourds en nous dépossédant d’infra-phénomènes pourtant spectaculaires.

Entretien avec l'artiste.

© Magali Dougados

Votre recherche sur l’espace-temps se poursuit dans Without References. Nourrissez-vous l’idée qui vous inspire par des lectures, des immersions dans la nature, l’isolement ?

Pour Without References, je me suis surtout inspirée du cinématographique ; de la superposition d’informations données en simultané par le son, l’image et les points de vue créés par les mouvements de caméra, mais aussi de la possibilité qu’il offre pour mettre en exergue le rapport au temps, tout en le fixant pour toujours. J’ai cherché à adopter l’esprit du montage-cinéma pour expérimenter une nouvelle temporalité sur scène.

Deux films traversent la pièce, sans jamais être visibles. Je les ai choisis pour leur puissance formelle dans le traitement du temps. Bien qu’il s’agisse de deux longs métrages très différents, tous deux font radicalement sauter les codes formels.

La chorégraphie est mon outil d’expérimentation du rapport intime au temps, c’est ce qui m’intéresse depuis toujours. Comment peut-on repenser et tordre le temps réel avec lequel on compose dans les arts vivants, afin d’obtenir une temporalité différente ?

Comment l’investit-on ? Voilà une question cruciale, existentielle. Notre lien au temps révèle notre qualité d’ancrage dans le monde, et notre positionnement vis-à-vis des contraintes sociales. Je mène une recherche atemporelle qui ne s’est jamais inscrite dans des tendances. Il faut faire acte de résistance quotidienne pour trouver un rythme de vie organique. Personnellement, je trouve que tout va beaucoup trop vite, du coup je ne ressens pas la capacité à percevoir les choses. Je crois que je suis quelqu’un de foncièrement lente… ou alors, ce n’est peut-être pas que je suis lente, mais je navigue dans une strate de temps souterraine.

 

Vous ouvrez une autre dimension, remplie d’autres phénomènes, dans une démarche quantique ?

On peut le nommer comme ça, oui. La raison pour laquelle je continue à créer est le désir d’ouvrir et d’offrir d’autres espaces temporels et imaginaires aux danseurs comme aux spectateurs, que chacun puisse habiter à sa manière.

 

Comment emmenez-vous les interprètes à basculer dans cette autre dimension ?

Cela dépend des projets. Pour Without References, nous avons d’abord travaillé l’idée de suspension. On entame une action puis on suspend cette action. Qu’est-ce que devient le temps de la suspension ? Peut-on l’investir ? Devient-il quelque chose en soi ? Arrêtons-nous pour l’observer et pour laisser venir et advenir. L’idée de départ semble simple, mais cet outil a dépassé mes attentes et généré énormément de pistes. Ensuite, il s’agit de faire des choix parmi les ramifications qui se créent horizontalement et à partir desquelles il est possible de tisser de nouvelles connexions.

 

L’état des danseurs évolue-t-il au fur et à mesure que le travail de suspension se prolonge ? Le travail, s’il est interrompu, reprend-il exactement au même stade ?

L’état de l’interprète évolue sans cesse. La mémoire du corps assimile les différentes couches de travail. Nous creusons toujours plus loin et accumulons les traces de cette expérimentation, comme nous conservons les traces d’un vécu. Cela pénètre jusqu’au cœur des cellules, il suffit de le reconvoquer. Parallèlement à ce chantier à long terme, nous revenons à des outils techniques pour exercer la reproduction du geste, mais je réalise que Without References a déplacé mon rapport à l’écriture.

Mon outil pour avancer en solitaire passe souvent par l’écriture d’une partition. Après une session de travail avec les danseuses et danseurs en novembre dernier, j’ai eu l’intuition que l’écriture d’une partition qui fixerait la chorégraphie à ce stade-là allait tuer le rapport vivant des danseurs au travail entamé sur la suspension. J’ai donc retardé cette phase.

 

Comment formaliser sur scène une idée relevant de l’abstraction ?

Je dirais par les outils formels eux-mêmes. En attendant de retrouver les danseuses et danseurs, on a avancé avec Maud Blandel sur les questions de structure et d’esthétique, deux dimensions prépondérantes dans mon travail, si précieuses pour donner forme aux idées. J’aime l’alchimie entre les différents éléments qui composent une image vivante, puis l’association de ces images entre elles qui composent le spectacle. Les outils formels posent un cadre à l’intérieur duquel on peut trouver une nouvelle liberté. Pour donner un exemple concret, j’ai décidé que la durée de la pièce correspondrait à la longueur du film diffusé dans le téléviseur intégré à la scénographie. Mon canevas temporel scénique s’inscrit donc dans la structure du film et est déterminé par sa durée.

Le processus de création a débuté en novembre 2018 avec la création d’une série de soli, un solo pour et avec chacun des onze danseuses et danseurs. Ces Shadowpieces n’apparaîtront pas directement dans la pièce, mais la nourrissent en creux. Chaque solo existe en tant que tel. Tous tourneront indépendamment de la pièce principale. L’un des soli, celui de Maya Masse, est dansé sur la Fugue inachevée à trois sujets de Bach, qui a déterminé notre découpage temporel. Jouée par Glenn Gould au piano, elle dure environ 12 minutes.

J’ai découpé la timeline du spectacle en respectant les proportions des trois mouvements de cette fugue. Ainsi, la première partie représente 48,40% de la durée totale, la deuxième 30,30%, la troisième 21.30 %. Ces proportions reportées à la timeline générale permettent de définir la durée de chacune des trois parties de spectacle. Chaque fois que se pose une question de temporalité, j’applique cette règle proportionnelle.

Un principe qui revient à plusieurs reprises dans la pièce est celui du déroulé mental. Les gestes des interprètes sont inscrits dans des scènes qu’ils font défiler mentalement et qu’ils retraverseront avec leur propre subjectivité à chaque représentation. Cela constitue leur matière commune. Les danseuses et danseurs suivront toujours la même trajectoire, mais les rencontres pourront différer.

 

Travaillez-vous avec de nouveaux danseurs ou avec des fidèles ?

Je navigue depuis un certain nombre d’années avec plusieurs d’entre eux, mais il y a aussi des nouvelles rencontres. Le groupe est composé de personnes avec des personnalités fortes et bienveillantes, des imaginaires riches, certains mènent leurs projets personnels. Un lien tacite les unit par le simple fait qu’ils sont toutes et tous passés par un même processus.

Je n’aime pas beaucoup la notion de fidélité, chacun trace son chemin, des chemins se croisent et peuvent aussi se séparer pour d’autres raison que « in-» fidelité. Je crois vraiment aux rencontres. Marie Artamonoff qui signe les costumes, Suzanne Fischer, son assistante, et Ingrid Moberg, responsable de l’atelier costumes de la Comédie font partie de ces rencontres importantes qui font qu’un projet puisse se porter ensemble.

 

Les différentes composantes de vos spectacles fusionnent sans hiérarchie pour engendrer une œuvre totale. Pourriez-vous nous parler de la scénographie, de la lumière et de la musique ?

La scénographie est signée par Romeo Castellucci. C’est Victor Roy avec qui je collabore depuis 2008, qui m’a soufflé l’idée de l’inviter. Je travaille avec Romeo depuis 2007 et la création pour la nouvelle Comédie était une belle occasion pour apporter une nouvelle couleur à notre collaboration. Il a accueilli ma proposition avec enthousiasme. L’espace scénique qu’il a proposé est devenu par sa force l’argument principal qui a guidé la pièce. La lumière est conçue par Victor Roy. Ensemble, on pense la temporalité de la lumière que l’on conçoit comme faisant partie intégrante de la composition scénique. La musique originale est composée par Hino Koshiro, du groupe japonais Goat. C’est une première collaboration. En février 2020, nous avons fait une session de travail à Toulouse pour confronter nos manières respectives de composer. J’ai ainsi pu comprendre ses préoccupations et cerner l’étendue de nos convergences. Il aurait dû être parmi nous l’automne dernier, il aurait dû être avec nous maintenant. Finalement, tout s’est fait à distance, Covid oblige, mais il s’est montré extrêmement pro-actif et m’a fourni un matériel conséquent avec lequel nous avons pu composer. Ce sont Fanny Gaudin et Benjamin Vicq qui mixent les pistes séparées que Goat nous a envoyées après avoir enregistré les morceaux live dans un studio au Japon. On s’est retrouvés contraints à s’adapter à la situation, mais la collaboration s’est déroulée fluidement et sur une base de confiance mutuelle.

 

Y a-t-il du silence ?

Peu, mais oui, il y a du silence. L’audio de la télé, c’est-à-dire la bande sonore du film sera pratiquement toujours là, mais inintelligible, comme un fond sonore qui apparaîtra sporadiquement à l’extinction de la musique de Goat. Les images diffusées à la télévision feront parfois irruption, interféreront avec la danse, et viendront teinter ce qui se passe sur le plateau.

Par exemple, les noirs du film peuvent envahir l’espace scénique sans forcément interrompre les actions qui s’y déroulent. Ces interactions - silences et noirs – ont la fonction première de produire du rythme.

 

Pourquoi ce titre : Without References ?

Il y a tellement de références qu’il n’y en a plus. Plus j’avançais sur les soli avec les danseurs, plus je sentais que je nourrissais le travail de multiples sources. Il y a les deux films évidemment, mais aussi l’ensemble des références absorbées tout au long du processus. Les citations, complètement revisitées, sont mises en situation totalement différemment et finissent par se diluer dans le travail.

Ce titre me permet également d’affirmer que je ne traite pas d’un sujet ciblé ni d’une thématique précise. Il résonne également avec la posture du spectateur qui, j’en ai bien conscience, ne pourra pas se reposer sur des clefs de lecture connues.

 

Qu’est-ce que créer en temps de Covid a engendré, bouleversé ou dévoilé d’inédit ?

Pouvoir aller jusqu’au bout avec le compositeur Hino, malgré la distance, s’est avéré être un véritable défi qui nous avons su relever. Cela a été possible, à mon sens, parce que nous partageons un territoire artistique commun. Le jour où j’ai vu Goat en concert, j’ai eu une sorte de révélation, tout comme à l’époque, j’avais été percutée par la musique de Mika Vainio. Impossible de nommer cette sensation viscérale. Leur musique me fait profondément vibrer. Ce sont des rencontres comme il y en a peu dans une vie. Quand cela arrive, il faut les honorer, ne pas avoir peur.

La Covid-19 a contraint les plannings de travail, mais n’a pas altéré la qualité de création. Au final, nous avons même eu plus de temps pour certains aspects, ce qui a permis d’avancer avec moins de pression. En temps normal, lorsque l’on entre en création, on rentre dans une bulle avec la sensation d’être hors du monde. Cet automne, cette sensation a été renversée, nous trouvions au contraire, dans le vase clos du studio de répétition, au moins une portion de vie palpable, un semblant de réel, du concret, dans ce monde vidé de ses repères.

Personnellement, j’ai un rapport tellement fort au présent, que le rythme "normal" devenait problématique pour moi. Je suis souvent en conflit avec le grand marathon ambiant et dois me battre pour préserver un îlot de calme. Sans minimiser les conséquences horribles de cette pandémie, à l’échelle individuelle je dois moins résister pour être à mon rythme. De plus, l’impossibilité de se projeter dans le futur correspond à mon rapport intime au présent.