Journal

Entretien avec Emmanuel Meirieu

Regards de la dramaturge

Arielle Meyer MacLeod

En 1977, deux sondes Voyager sont envoyées dans l’espace à destination d’éventuelles populations extraterrestres. À son bord, un disque cuivre et or contenant 116 photographies de la Terre et de ses habitantes et habitants, des enregistrements de voix et de musique, dont Dark was the night, cold was the ground du chanteur de blues Blind Willie Johnson.

Cette fantastique odyssée interstellaire est racontée ici par deux personnages, François, l’enfant français qui a enregistré sa voix pour le disque en or de la Nasa, devenu aujourd'hui apiculteur dans sa forêt bretonne, et un homme sans nom qui dépollue et restaure chaque week-end avec son fils un cimetière afro-américain abandonné.

Du 15 au 19 février 2023 à la Comédie de Genève.


Dark was the night : Pourquoi avoir choisi ces deux personnages comme porte-parole de cette histoire ?

C’est la vraie question, celle qui précède à tout, au théâtre, au cinéma, dans tous nos récits : qui allons-nous célébrer ? De qui ferons-nous nos héros ?

À la télévision, au cinéma, au théâtre comme dans l’espace public et nos livres d’histoire, nous vivons, je crois, au milieu de modèles, de figures et d’icônes souvent toxiques.

Aux tout puissants, aux voraces, aux conquérants, super-héros, superstars, généraux d’empires, aux mégalomaniaques de tous genres dont on fait nos champions, je préfère toujours les discrets, les patients, ceux qui, secrètement, minutieusement, dans le silence de l’histoire, prennent soin de tout. Et les martyrs, les oubliés, les fracassés, ceux que la Grande Histoire comme l’actualité oublient et ne racontent jamais.

Parmi les centaines de vies et d’êtres humains que j’ai croisés en travaillant sur l’histoire du disque en or de la Nasa, ce sont en effet les récits de l’enfant devenu apiculteur et de l’homme sans nom qui remet des noms sur les tombes que j’ai choisi de vous raconter.

Un océan sépare ces deux hommes, une distance que je peux abolir sur scène. Pour moi, ce sont des personnages frères. Patiemment, humblement, par une série de petits gestes de soin, répétés et précis, comme des jardiniers patients, l’un et l’autre préservent notre monde.  

L’impératif, pour moi, c’est aussi toujours que mes personnages vivent aujourd’hui, dans le même monde que nous. Je ne saurais raconter une histoire qui ne se passe pas aujourd’hui, ressusciter sur le plateau des personnages morts, historiques, reconstituer une époque disparue.

C’est pourquoi, même si le disque en or a été propulsé dans l’espace en 1977, je n’ai pas voulu situer l’action à cette époque mais dans la nôtre.

Le disque en or greffé sur les flancs du vaisseau Voyager et qui porte en lui 117 images de notre planète et de ses habitants, 12 minutes de sons enregistrés sur la terre, 27 musiques, comme témoignage du meilleur des êtres humains et de notre monde date de la fin des années 70. C’était un hymne, un hymne au vivant dans toute sa diversité, et à l’espèce humaine, perçue alors comme une jeune espèce précoce et pleine de promesses.

Pour l’être humain de 46 ans que je suis aujourd’hui, c’est devenu un requiem, le requiem d’une planète mourante et d’une espèce à l’agonie. Cet écart m’a bouleversé. J’essaie de le raconter à travers mes personnages, ce petit garçon de 7 ans devenu un homme de 55 ans porte en lui ce désespoir.


Votre récit retrace bien sûr des faits réels. Comment avez-vous travaillé en amont de l’écriture ? Avez-vous rencontré les gens dont vous racontez l’histoire ? Ou peut-être en avez-vous inventé certains ? Comment s’intriquent les faits réels et la fiction ?

J’ai besoin d'un fait réel, toujours. Je ne raconte jamais de pure fiction.

Je crois en la puissance, la densité, la complexité du réel, face à la vacuité et la pauvreté de la fiction, en la force du concret plus qu’en celle du fantasme.

Aussi lorsque j’adapte ou que j’écris, je fictionne toujours le moins possible, juste assez, pour le rythme. Je veux transformer le moins possible la matière réelle, première. Je veux être humble face au réel qui m'inspire.

Pour moi, l’écriture, c’est d’abord un travail concret d’immersion, de documentation, d’investigation, de contemplation même. L’imagination ne vient qu’après.

Je ne cherche pas pour autant à faire le récit exhaustif et complet du fait réel qui a inspiré le spectacle, parce que je crois que cela doit devenir personnel. C’est mon regard sur l’événement que j’aiguise, je veux vous le donner à voir à travers mes yeux.

Je ne veux pas révéler ici la part de fiction et de réel dans Dark was the night, pas avant que vous n’ayez découvert mon spectacle. J’ai enquêté pendant deux ans, rencontré certaines personnes, j'ai dépouillé des archives, des carnets intimes, des interviews. Ça a été une immersion complète, obsessionnelle dans le sujet, jusqu'à ce que cette histoire devienne la mienne. Je ne veux pas en être le simple témoin, ou l'observateur, je veux la partager avec vous comme une expérience vécue.


Décor, lumière, musique, tout concourt dans votre mise en scène à créer un univers qu’on pourrait qualifier d’hyperréaliste.  Pouvez-vous nous parler de votre démarche esthétique ?

J’aime les beaux décors figuratifs et hyperréalistes, comme les décors de studio de cinéma hollywoodiens. Je sais que nous sommes plus habitués aux plateaux nus, dépouillés, aux espaces mentaux, aux châssis droits, lisses, aux scénographies et aux architectures plus abstraites, mais les beaux décors sont pour moi de grands bonheurs de théâtre, des émerveillements à partager.

Mais plus encore que des décors, j’essaye de créer des atmosphères, avec leur climat, leur météo propre, leur sensualité. Là encore, je crois profondément en la force du concret : le poids et la matière d’un accessoire, l’épaisseur de l’air. Et plus que tout, ce sont les détails qui pour moi donnent de la véracité et de la force à un décor. J’ai passé des heures à observer de la rouille lorsque j’ai fait le cimetière d’épave des Naufragés, et des écorces pour la forêt de Dark was the night. Pour ces arbres, je suis parti dans les forêts de mon bout du monde en Bretagne, avec un forestier, il m’a raconté : pourquoi cette torsion ici dans le tronc, ce nœud, pourquoi ce départ de branche à cette endroit-là, précisément là, la prise au vent, à la lumière, le dénivelé du terrain. J’ai fait des relevés topographiques, mesuré l’épaisseur du tronc au mètre de couturier, les hauteurs au mètre laser.

Je commence toujours par étudier minutieusement le réel et puis je le stylise, doucement, graduellement.

Le rêve au théâtre, pour moi, c’est un mélange de concret et de poésie. La poésie sans concret me semble être juste décorative, cosmétique, du papier peint, et le concret sans poésie, brut et froid, me désespère.