Journal

Entretien avec Jean-Yves Ruf

Regards de la dramaturge

Arielle Meyer MacLeod

Deux frères que tout oppose se retrouvent devant le cercueil de leur père. L’un, dans les pas du père, a fait fortune dans le commerce de matières premières ; l’autre s’est détourné de l’héritage familial pour s’investir dans la défense des droits humains. Au-delà des oppositions politiques, les liens familiaux – ici resserrés comme une corde au cou – sont au cœur de cette joute oratoire. 

Dans Jouer son rôle, un titre qui évoque le théâtre, Jérôme Richer perpétue le motif littéraire des frères ennemis – on pense à Caïn et Abel, mais aussi à Étéocle et Polynice – pour mieux jouer des stéréotypes et démonter les clichés de l’intérieur. 
La dépouille du père – figure très coercitive de son vivant – permet une libération de la parole, parfois violente, entre ces deux frères prisonniers de rôles qui leur ont été imposés.

Du 17 au 29 janvier 2023 à la Comédie de Genève.


AMM : Jouer son rôle : Qu’est-ce que ce titre raconte de ce qui se joue entre les deux frères ?

JYR : La référence au théâtre fait évidemment penser au Theatrum mundi de Shakespeare, qui concevait le monde comme un théâtre : « Nous sommes tous des personnages, nous avons nos entrées, nos sorties » peut-on lire dans Comme il vous plairaJouer son rôle est une pièce qui explore le théâtre de l’intime au milieu du champ social.

Laissés seuls devant le dépouille de leur père, dans ce qu’on imagine être un funérarium, ces deux frères semblent s’affronter sur des questions politiques alors qu’en fait ils parlent d’une strate souterraine, celle dans la sphère familiale dont le père détermine les territoires. Ce père qui les contraint, qu’ils le veuillent ou non, à se positionner dans la lignée. L’un, le trader, le fils « de droite », a suivi le chemin paternel tandis que l’autre, photographe pour une ONG, veut s’en affranchir et disparaître.

Assigner les enfants à un rôle est un peu le lot commun des familles. Parfois, comme ici, les enfants finissent par coller à ces attentes au point d’en devenir prisonniers, pour obéir à l’image parentale.

 

AMM : L’un devait donc devenir le personnage du bon fils et l’autre celui du fils maudit.

JYR : Oui, mais ces rôles vont se révéler plus complexes et c’est précisément ce qui est intéressant dans la pièce. Chacun des frères a choisi une stratégie différente pour affronter la figure forte, presque dictatoriale, de ce père.

 

AMM : En quoi la présence, sur le plateau, de la dépouille paternelle est-elle importante ?

JYR : Les chambres funéraires sont des lieux étranges, qui nous placent sans échappatoire possible devant l’énigme de la mort. On se sent alors brutalement responsable de ce qui nous reste de vie, et tous les faux semblants remontent à la surface. Il y a comme un phénomène d’accélération et d’intensification.

Ces deux frères pourraient découvrir qu’ils ne sont peut-être pas si différents l’un de l’autre, qu’ils pourraient même s’entendre, se comprendre. Mais ils sont maladroits. Ils ont parfois des accents de sincérité mais les codes qu’ils ont construits pour échapper à l’emprise paternelle ne leur permettent pas de se dévoiler jusqu’au bout. Et les énigmes familiales demeurent. Qui était-il au fond ce père ?

 

AMM : La pièce semble jouer avec les stéréotypes, comme si les personnages les démontaient de l’intérieur.

JYR : Oui, les deux frères s’enferment l’un l’autre dans des clichés. Chacun pense savoir non seulement qui est l’autre, mais aussi ce que l’autre pense de lui, alors qu’en fait ils ne se connaissent pas. Croire qu’on se connaît interdit tout vrai dialogue, parce qu’on imagine avoir déjà répondu à des questions qu’on ne nous a même pas posées.

Réduire l’autre à une image relève d’une stratégie de protection. Lorsque qu’un membre d’une fratrie opte pour une voie différente, l’autre se sent vulnérable, comme mis en demeure de s’interroger sur ses propres choix, et la solution de facilité consiste alors à se dire que l’autre se trompe plutôt que de se remettre en question.

Jouer son rôle est une pièce sur le langage. Ces deux frères parlent beaucoup et plus ils parlent plus ils s’enferrent, même si par moments ils avancent un peu l’un vers l’autre. Parce que le langage est traître. Il y a trop d’angles morts, de points de frictions mais surtout de fantasmes sur ce que l’autre est devenu. Derrière toute cette rancœur, on sent pourtant qu’ils désirent au fond plus que tout être aimés et consolés. L’horizon – impossible à atteindre – serait de trouver une juste place dans le triangle de la constellation familiale.

 

AMM : Ayant à cœur de soutenir l’écriture contemporaine, NKDM ont choisi ce texte de Jérôme Richer avant de vous proposer d’en assurer la mise en scène. Comment avez-vous collaboré avec l’auteur ?

JYR : J’éprouve un grand plaisir à travailler sur des textes contemporains, avec des auteurs vivants ! C’est toujours une gageure de lire des pièces qui n’ont pas été validées par la tradition. On n’est jamais à l’abri de passer à côté de grands textes du simple fait qu’on ne les comprend pas, comme Gide l’a fait avec Proust dont il trouvait les phrases trop longues…

Dès la première lecture, la pièce m’a intriguée parce qu’elle est pleine de fausses pistes, qu’elle joue avec elle-même, entre dans une tradition littéraire, celle des frères ennemis, pour la détourner.

Il y avait néanmoins des choses que je ne comprenais pas, et lorsque j’ai rencontré Jérôme, j’ai d’abord voulu m’assurer qu’il était prêt à ce que son travail d’écriture soit un work in progress que nous mènerions ensemble. Il s’est montré très ouvert à cette démarche. Nous avons beaucoup dialogué, lu le texte avec les acteurs – entendre les voix permet de dénouer beaucoup de choses – lors de sessions passionnantes, et épuisantes pour Jérôme qui réécrivait certaines scènes la nuit pour nous proposer de nouvelles versions le lendemain.

Puis l’expérience du plateau nous a conduit, les comédiens et moi-même, à poursuivre ce travail et à questionner le texte de Jérôme, parfois opérer des inversions, de petites coupes, pour trouver des chemins dans le jeu. Au théâtre, c’est en travaillant avec les corps, en comprenant ce qui se joue en dessous des mots, que le sens s’éclaire. Des paysages mentaux soudain émergent parce que le rythme, les tempi, comme en musique, les donnent à voir et à entendre. Au final le texte qu’on jouera est différent du texte original, comme si l’on avait choisi une voie de lecture parmi plusieurs possibles.