Journal

Entretien avec Krystian Lupa

Regards de la dramaturge

Arielle Meyer MacLeod

Krystian Lupa, monstre sacré du théâtre européen, signe la création-événement de la saison 22-23 de la Comédie de Genève avec Les Émigrants, un spectacle inspiré du roman de W.G Sebald. Un événement en mode majeur qui l'amène à travailler avec des interprètes francophones. Cette nouvelle production est à découvrir du 1er au 17 juin 2023 à la Comédie de Genève, puis au Festival d’Avignon avant une tournée européenne.

 

 

Le personnage d’Ambros apprend les langues étrangères en se laissant absorber par elles, par « ajustement » dit-il. J’ai le sentiment que vous entrez dans les récits de Sebald de la même manière, par ajustement…

Ce terme d’ajustement, lorsque je l’ai lu chez Sebald, m’a beaucoup troublé. Ambros l’utilise pour décrire l’apprentissage des langues, mais il s’agit en réalité d’une intuition profonde de Sebald concernant la création artistique. L’ajustement désigne un chemin à la fois simple et mystérieux pour accéder à la vérité que nous cherchons.

Je suis fasciné par la manière d’écrire de Sebald : l’empathie qu’il nous fait éprouver pour ses personnages passe par ses silences plus que par le récit, qui nous parvient par le filtre de narrateurs successifs. Il dessine les personnages à la manière des peintres chinois qui laissent le centre vide.

Mais il est impossible de porter Sebald au théâtre en procédant comme lui. Je dois habiller ses silences, les transformer par le biais de mon imaginaire, pour que des actrices et des acteurs puissent s’en saisir et les faire exister sur scène.

L’acteur ou l’actrice doit parler, penser, sentir, tout ce qui ne se dit pas, tout ce qui n’existe que dans les silences de Sebald. Je dois donc trouver, avec eux, une voie pour combler ce vide non par des pensées toutes faites ou des impressions préexistantes, mais par ces petits mystères qui font l’existence – lorsqu’on inspire de l’air, entend un son, lorsqu’on fait un geste sans bien savoir pourquoi.  

 

Ce qui veut dire que vous vous « ajustez » à chaque personnage ?

J’essaye d’abord de faire cela en écrivant le scénario. Celui des Émigrants s’est révélé complexe parce que le narrateur, qui reste toujours très énigmatique chez Sebald, raconte ici les histoires de personnages qui, s’ils lui sont très proches, restent des inconnus. Paul Beyreter par exemple, qui était son instituteur, a probablement été quelqu’un d’important dans sa vie, mais il l’a rencontré étant enfant et n’a donc pas eu accès à sa vie. Il y a comme un mur que Sebald tente de forcer et moi, pour le porter au théâtre, je dois passer par un « ajustement », c’est-à-dire transposer la situation dans un univers qui est le mien – en ranimant par exemple mon admiration pour mon propre instituteur – afin de comprendre de quoi est fait ce mur et construire des réalités que Sebald ne fait qu’effleurer.

 

Sebald est obsédé par le silence qui a recouvert la Shoah lorsqu’il était enfant. Vous êtes né, comme lui, à la fin de la guerre. Lui en Allemagne, vous dans le sud-ouest de la Pologne, en Silésie. Comment cela s’est-il passé pour vous ?

L’enfance de Sebald n’est pas comparable à la mienne. Je ne suis pas né en Allemagne et je n’ai pas été touché par cette chappe de plomb que décrit Sebald. Même si je ne savais pas grand-chose, mon ignorance n’était pas aussi radicale que la sienne.

J’ai grandi en Silésie, un territoire qui a été très rapidement rattaché au Reich, selon des modalités différentes du reste de la Pologne. Mon père était un homme étrange, plein de contradictions. Avant la guerre il était communiste, pendant la guerre, bien que germaniste et germanophile, il a été classé par les Allemands en « catégorie 4 », celle des gens un peu suspects et indignes de confiance. Et après la guerre, il a commencé à exprimer, secrètement bien sûr, sa fascination pour Hitler qui l’habitait certainement déjà avant ­ – Hitler faisait rêver les gens complexés et frustrés.

Je me souviens d’une terrible dispute avec lui, dans le jardin, je devais avoir 11 ans. Ce jour-là j’ai vraiment eu peur de lui. Mon père affirmait que les camps d’extermination n’avaient jamais existé, que tout cela n’était que pure invention – de la propagande russe et américaine.

Ma connaissance de la Shoah était encore minimale, mais ce jour-là, pendant cette dispute, cette question est entrée en moi. J’ai commencé à fouiller dans tous les ouvrages que j’ai pu dénicher – à cette époque-là, en plein communisme, l’accès à la vérité était limité, particulièrement en ce qui concerne la question juive – et j’ai trouvé des réponses. Ce jour-là a commencé mon initiation à ce sujet.

 

Les Émigrants comporte quatre récits. Vous en avez choisi deux. Pourquoi ces deux-là ? Comment ces deux textes entrent-ils en résonnance ?

Ce sont ceux qui m’ont le plus touché, sans doute parce qu’ils sont les plus emblématiques de l’intuition créative de Sebald.  Leurs personnages, Paul Beyreter et Ambros Adelwarth, sont insaisissables, inaccessibles – des spectres dont Sebald tente de reconstruire l’histoire alors qu’ils ont disparu. Des fantômes qui auraient sombré dans l’oubli sans la curiosité qu’il leur porte.

La structure des deux autres récits est plus simple, plus proche de celle d’Austerlitz que j’ai monté en 2020 : Sebald rencontre quelqu’un et chemine avec lui sur les traces de son passé qui remonte par bribes.

J’ai aussi été personnellement très sensible au motif central du récit d’Ambros : l’exclusion et la solitude que peut ressentir un être humain en raison de son homosexualité.

 

Vous utilisez beaucoup la vidéo. Pourquoi certaines scènes vous paraissent-elles plus justes à l’image qu’au plateau ?

J’ai commencé à travailler avec la vidéo 2008 avec Factory 2, un spectacle sur Andy Warhol et sa Factory qui, au cours des années 1960, a été l’épicentre de la scène artistique underground new-yorkaise. Andy Warhol et ses acolytes filmaient leurs vies en permanence, réalisant des films qui ne racontaient pas d’histoires mais provoquaient des sortes de jaillissements à même de faire éclore leur personnalité. Dans le spectacle, un acteur regardait les images de lui-même capturées en caméra directe, comme s’il observait son propre imaginaire. J’ai découvert alors une façon d’utiliser la vidéo non comme une illustration de ce qui se passe sur la scène mais comme un contrepoint. Depuis, mes spectacles mêlent le théâtre et le cinéma.

Le narrateur des Émigrants, dans sa quête de ce qui est à jamais perdu, a par moments des images furtives – des paysages, des souvenirs, des évocations – impossibles à représenter au théâtre. Pour les faire exister dans le spectacle, je les ai filmées. La vidéo a aussi comme fonction ici de brouiller les strates narratives et les temporalités du récit. Une façon d’approcher au plus près du mystère de ces existences insaisissables.