Journal

Entretien avec Marcial Di Fonzo Bo

Regards de la dramaturge

Propos recueillis par Jean-François Perrier

Marcial Di Fonzo Bo fait renaître Richard III de ses cendres. 27 ans après sa création à Genève, la mise en scène phénoménale de Matthias Langhoff n’a pas pris une ride. L’événement est aussi exceptionnel que l’occasion est belle de remettre le monstre sacré dans l’arène. Marcial Di Fonzo Bo y tient toujours le rôle-titre, entouré d’une distribution renouvelée. Entretien avec l'artiste.

© Clémence Lesné

Les « reprises » au théâtre ne sont pas très habituelles contrairement à l’opéra ou à la danse. Pourquoi reprendre cette version de Richard III plus de 25 ans après sa création ?

La vie d’un spectacle est de plus en plus courte et il tombe dans l’oubli, ne vivant plus que dans la mémoire des spectatrices et spectateurs qui ont pu le voir. Offrir la possibilité à un public nouveau, notamment les jeunes générations, d’entrer en contact avec de grandes mises en scène qui ont marqué l’histoire du théâtre me paraît important. Cette proposition a beaucoup surpris Matthias Langhoff, ce sera une première pour lui car il n’a pas l’habitude de reprendre ses spectacles dans leur ancienne version puisqu’il est tout sauf un homme du passé. Il a plutôt tendance à réaliser de nouvelles créations à partir d’un même texte. Mais il sera là, avec nous, pour travailler et porter son regard sur cette reprise. Depuis ma nomination au CDN de Caen je me pose la question de la présence de jeunes acteurs et actrices dans un théâtre qui n’a pas d’école dans ses murs. Nous avons donc souhaité intégrer trois jeunes acteurs tout au long de la saison 2020-21 qui rejoindront le collectif d’artistes associés déjà en place. Il nous a paru évident de revenir au travail que nous avions fait avec Matthias, il y a plus de 25 ans, pour la première fois il avait accepté de travailler avec un groupe de jeunes acteurs constitué par les élèves de la première promotion de l’école du Théâtre National de Bretagne alors dirigé par Emmanuel de Véricourt.
 

En quoi cette rencontre avec Matthias Langhoff a été fondamentale pour vous, comme celle que vous avez faite avec Claude Régy au tout début de votre carrière ?

Parce qu’il porte avec lui toute une tradition du théâtre qu’il a su assimiler et transformer. Il est un héritier de Brecht, il est nourri des traditions du théâtre allemand tout en étant révolutionnaire et novateur. Il ne cache pas d’où il vient, il fait des surimpressions avec tout ce dont il a hérité. Il rend compte de ses apprentissages auprès des maîtres dont il restitue le meilleur, mais à sa façon avec son propre talent. Il ne copie pas, il invente à partir de cette accumulation d’expériences. Il offre une lecture du monde toujours incisive, toujours exigeante. Sa curiosité est toujours en éveil. C’est en cela qu’il est un maître pour moi, un de ceux qui propose toujours un spectacle total associant les mots, les notes de musique, les images, en s’appuyant sur les acteurs, en les poussant au plus loin dans l’interprétation. Il fait du théâtre avec sa tête et avec ses mains, il invente des accessoires, il bricole sans cesse sur le plateau. Il s’entoure d’autres artisans qui sont les techniciens qui s’activent dans les coulisses pour faire fonctionner de la machinerie qu’il a inventée.


Comment imaginez-vous la reprise de ce rôle, que vous avez interprété en 1995 ?

Souvent c’est autour de la laideur et de la difformité de Richard que se construit ce rôle. Pour ma part, il n’y avait pas de traduction physique de cette difformité mais mon corps et celui des autres interprètes étaient sans cesse « tordus » par la machine inventée par Matthias. C’est de ce combat que surgissait le rapport au « mal » qui est un des thèmes centraux de la pièce. Le mal absolu, le mal banal, motivé par la vengeance et la haine. L’histoire avance d’une façon limpide et cruelle et je veux transmettre cette fascination pour le mal qui irrigue toute la pièce. On pourrait presque dire que c’est le monde qui va mal et qui transforme les individus et les rend tels qu’ils sont en montrant leurs difformités. Il y a deux Richard, celui du jeu et celui de la sincérité, celui qui se sait fourbe et traître et le dit, celui qui sait peut-être à l’avance l’échec de son aventure.


En ce qui concerne la distribution, qui sera présent autour de vous ?

Frédérique Loliée et Catherine Rankl, scénographe et costumière. Frédérique reprendra le rôle de Margaret et ensemble, nous assisteront Matthias dans son travail de mise en scène. Dans la production originale Matthias avait choisi de répartir les rôles entre une dizaine d’acteurs. Nous avons remarqué à l’époque que tous les doublons avaient un sens dans la dramaturgie shakespearienne. Pour cette nouvelle version, en plus des jeunes acteurs il y aura aussi quelques acteurs de la « constellation » Langhoff comme Evelyne Didi.


Matthias Langhoff a toujours inscrit ses mises en scène de pièces dites « classiques » en référence avec le monde qui l’entoure. Ce sera donc le cas pour cette reprise ?

La question se pose car à l’époque nous étions dans la période de la première guerre d’Irak, qui avait commencé en 1991, et dans celle qui a vu l’effondrement de la Yougoslavie. Il faudra donc revisiter tout cela. Mais les références que Matthias avait injectées dans son traitement de la pièce sont souvent très poétiques, comme par exemple des photos d’obus dans le sable, et elles sont donc intemporelles, la guerre faisant encore largement partie de notre quotidien. Doit-on changer les images pour signifier davantage ? Dans le flot d’images dont nous sommes assaillis aujourd’hui, ce qui était moins le cas en 1995, il faut toujours choisir celles qui ont une force artistique, qu’elles soient d’hier ou d’aujourd’hui.


Il y a d’autres aspects très signifiants dans la scénographie comme le plateau mouvant sur lequel jouent les acteurs...

Les décors de Matthias sont souvent de véritables machines à jouer, de la biomécanique à la Meyerhold dont les acteurs doivent se servir. Dans sa version de Richard III le plateau est en effet incliné, il y a un pont levis, des escaliers. Tout cela sera bien sûr conservé dans la reprise. Mais ce qui fait la force des mises en scène de Langhoff c’est de les inscrire dans l’intemporel en mêlant parfois les références médiévales aux références les plus contemporaines. Il fait s’entrechoquer les époques avec un art sans pareil. Matthias a appelé sa version Gloucester Time / Matériau-Shakespeare – Richard III, même si le spectacle est quasi exclusivement fait du texte de Shakespeare et d’un court texte d’un reporter américain présent en Irak pendant la guerre qu’il a réécrit et inclus dans l’acte IV au moment du récit de la bataille de Bosworth qui voit la chute de Richard et sa mort.


Matthias Langhoff a écrit qu’il veut entraîner le public dans la lecture d’un texte de théâtre pour pouvoir « créer un scandale ». Partagez-vous cette vision ?

Matthias appartient à une génération qui a voulu utiliser le théâtre comme une arme dans un combat pour réfléchir sur le monde imparfait qui nous entoure et peut-être en inventer un autre, et le scandale était voulu pour faire éclater cette réflexion. Il a toujours eu et aujourd’hui encore le goût du scandale et en cela il reste pour moi une référence par l’acuité de sa pensée sur le monde. Moi je suis d’une autre génération et je me vois plutôt dans une époque de « réparation », réparation d’un lien entre les individus, un lien qui s’est distendu et parfois brisé.