Journal

Entretien avec Mathias Brossard

Regards de la dramaturge

Propos recueillis par Arielle Meyer MacLeod

Platonov, chef-d’œuvre de jeunesse de Tchekhov, une pièce fleuve que Mathias Brossard nous invite à suivre au fil de l’eau, à travers champs, dans la forêt du 17 au 25 septembre 2022. Une aventure théâtrale en décor naturel, un Tchekhov in situ qui fait théâtre de tout, de chaque caillou, arbre, rivière ou vallée.

Entretien avec le metteur en scène.

©Joan Mompart

Ce Platonov est né d’une expérience au long cours que vous menez depuis plusieurs années avec un collectif d’acteurs et d’actrices. Racontez-nous…

À notre sortie de La Manufacture nous nous sommes réunis une première fois pour une adaptation du roman de Boulgakov, Le Maître et Marguerite, mis en scène sur un parking par Loïc Le Manac'h et Margot Van Hove.
Ce projet nous a fait découvrir et explorer le potentiel insoupçonné d'un théâtre in situ, à même le goudron et les murs des immeubles environnants.

L’ensemble de Comédiennes et Comédiens à Ciel ouvert, notre collectif CCC, est né de cet enthousiasme à faire théâtre de tout avec presque rien, à le faire en groupe, en confrontant le texte choisi aux aléas du réel.
Suite à cette expérience, je leur ai proposé de recommencer dans un contexte différent, en pleine nature, dans l'écrin d'une hêtraie cévenole, une des régions les plus rurales et les moins peuplées du sud du Massif central, là où j'ai grandi. Ça a été le point de départ d'une aventure qui a duré plus de 6 ans. Chaque été, de 2016 à 2020, nous nous sommes retrouvés pour monter un acte de Platonov. Il nous aura donc fallu cinq étés pour traverser toute la pièce et aboutir à la version que nous allons déployer cet automne dans une forêt genevoise.


Parlez-nous de cette expérience inédite et insolite : un parcours itinérant en extérieur, dans la forêt, qui se déroule sur un temps long.

Beaucoup des membres de notre collectif sont des citadins et des citadines et certains m'ont avoué n'avoir jamais passé autant de temps dans une forêt que pendant ces étés de création. Ça m'a frappé. C'est vrai, les forêts on les traverse, on s'y balade, on y fait peut-être un pique-nique mais on y passe rarement une journée entière !

Nous avons donc imaginé ce temps long pour laisser au public la possibilité de se familiariser avec les lieux, de regarder autrement les espaces que nous avons choisis.  

Nous cherchons à laisser le moins de traces possibles de notre passage, raison pour laquelle nous travaillons sans électricité, sans scénographie additionnelle, sans infrastructures lourdes pour l'accueil public, tout en espérant cependant laisser des traces dans la mémoire des lieux.

Chaque acte se déroulant dans un coin différent de la forêt, le public est donc invité à se déplacer. L’itinérance fait partie de la dramaturgie du spectacle, tout comme le temps long de la représentation qui est entrecoupée par des entractes qui sont autant de moments partagés avec les interprètes. Aussi la durée totale du spectacle – onze heures – inclut ces interludes de vie, de déplacement, de ravitaillement et contribue à faire de ce Platonov plus qu’un spectacle – une véritable expérience, insolite, à vivre et à ressentir.


Vous faites ce qu’on appelle un théâtre in situ, qui implique que vous devez vous adapter à l’environnement dans lequel vous jouez. Qu’est-ce que cela provoque ? Comment le lieu influe-t-il sur le cadre du récit ?

Le théâtre in situ nous oblige à être en relation avec le réel, à nous adapter en permanence à de nouveaux espaces, à la présence aussi d’autres utilisateurs du lieu : les promeneurs, les joggeuses…  C’est au fond comme si la « scénographie » préexistait au spectacle – nous devons faire avec, et c’est prodigieusement enrichissant.

Le lieu nous guide, nous inspire, impose une nouvelle version d'une scène, force à la réinvention. C'est très riche.

Dans le cadre de cette tournée, le lieu change tout le temps tandis que le texte et les interprètes restent les mêmes. À Épalinges où nous travaillons pour la version de Vidy, nous avons dû réinventer des scènes parce que l'espace ne se prêtait plus du tout à ce que nous avions précédemment mis en place. À Genève, les lieux imposeront certainement d'autres adaptations, que je ne connais pas encore, mais qui viendront rendre unique la version que nous y présenterons.


Est-ce que les spectateurs et spectatrices sont amenés à jouer un rôle dans ce dispositif ? Quelle place occupent-ils ?

En se déplaçant, le public éprouve la réalité du terrain. Il est assez actif parce que le in situ évacue le hors-champ et permet de jouer à 360°. Chaque spectateur est amené à créer lui-même son propre cadrage. Un comédien ou une comédienne peut surgir de n'importe où, un détail passé inaperçu au premier regard peut apparaître tout d’un coup dans la profondeur de champ.

Nous jouons de cela, en ajoutant dans le lointain des actions mineures qui sont autant de contrepoints à l'action principale, un peu à la manière de certaines BD dans lesquelles un petit personnage dans la marge se promène dans la grande histoire.

S’il est pris à parti dans certaines scènes, s’il participe au déploiement de l'action, le public n'a pas pour autant de rôle à jouer comme c’est le cas dans des formes de théâtre participatif.


Jouer dans un décor naturel implique de faire entrer dans l’univers de la fiction un lieu réel, qui préexiste à la représentation. Pour le dire autrement, la vraie forêt devient, le temps de la pièce, une forêt de théâtre. Comment envisagez-vous ce lien entre réalité et fiction ?

Nous jouons beaucoup de ce lien, notamment par le biais d'une sorte de fiction secondaire que nous avons ajoutée au récit tchekhovien. Cette sous-fiction raconte l'aventure d'un groupe de comédiens et de comédiennes plus ou moins amateurs, réunis dans une forêt à l'initiative de l'une d'entre eux pour faire un spectacle un peu improvisé autour de Platonov de Tchekhov. Mais les choses ne vont pas se passer comme prévu...
Cette bande d’artistes est comme une version béta de nous-mêmes, ils portent les mêmes prénoms que les actrices et les acteurs qui les incarnent mais entretiennent des liens qui n’appartiennent pas à la réalité de notre équipe – il y a par exemple des fratries, des couples qui n’existent pas dans la vraie vie.
Nous nous amusons à passer d'un niveau à l'autre, en semant le doute entre ce qui est vrai et ne l’est pas. Est-ce Platonov qui disparaît ou le comédien qui ne veut plus tenir son rôle ? Cette porosité entre la réalité et la fiction, ou plutôt, dans notre cas, entre deux niveaux de fiction dont l'un paraît plus vrai que l'autre, est renforcée par le fait que nous nous trouvons dans des espaces bien réels, avec les figurants tout aussi réels que sont les habitants de ces bois.


Comme tous les grands personnages de théâtre, Platonov est à bien des égards une figure insaisissable, un rôle que l’on peut interpréter de mille manières différentes. Qui est pour vous Platonov ?

Vaste question ! Luk Perceval, qui a signé une mémorable version de la pièce, disait de lui qu'il était un trou noir. Il attire tous les personnages pour les précipiter dans leur chute. Pour rester dans l'astronomie, on pourrait aussi le voir comme une lune, un astre qui reflète plus qu'il ne produit de la lumière, permettant toutes les projections possibles des personnages qui l'entourent. Platonov est un anti-héros, un être impuissant au magnétisme inexplicable qui paraît être, aux yeux des autres, le sauveur potentiel de toute une société sur le déclin. Dans ses relations avec les femmes, en revanche, il est une figure même de la domination masculine, « un enfant sain du patriarcat » pour reprendre une formule de Mona Chollet. Il les malmène, les harcèle, les abandonne tout en rêvant d’être sauvé par elles. Seule Grékova osera s'opposer et lui faire un procès. Il est le produit d'une époque, certes, mais une époque qui a bien du mal à se réformer aujourd'hui encore…

Et malgré ça on l'aime, on cherche sa présence, on l'écoute. C'est une des grandes forces de ce texte, nous faire aimer un personnage que tout nous porte à détester, nous mettre face à nos propres contradictions en tant que lecteurs et lectrices.