Journal

Entretien avec Philippe Saire

Regards de la dramaturge

Propos recueillis par Arielle Meyer MacLeod

Notre dramaturge est partie à la rencontre de Phillipe Saire pour qu'il nous parle de son nouveau spectacle, Orphelins, à l'affiche de la Comédie de Genève du 20 au 24 octobre 2021.

© Eddy Mottaz

Après le très beau Angels in America, vous, le chorégraphe, vous attelez à votre deuxième mise en scène de théâtre. Vous avez choisi Orphelins de Dennis Kelly, un texte qui traite du racisme ordinaire dans une forme qui s’apparente au thriller psychologique. De quelle façon particulière Kelly aborde-t-il cette question du racisme ? En quoi vous a-t-elle paru importante et juste ?

Une des forces de la pièce, c’est son mécanisme, un mécanisme brillant qui s’apparente à un thriller. Dennis Kelly est aussi auteur de séries, et la dramaturgie de ses textes s’en ressent : il sait tenir le suspense et possède un réel talent de dialoguiste. Il traite les sujets qui lui tiennent à cœur non en assénant des discours, mais en les faisant vivre par le biais de ses personnages, en passant par l’intime. Dans Orphelins, un individu proche de nous (du moins je l’espère), une personne raisonnable, avec des valeurs humanistes, commet une agression raciste. Comment en arrive-t-il là ? Kelly démonte la mécanique qui l’amène à perpétrer cet acte, une mécanique qui repose sur le télescopage entre ses valeurs familiales et celles de la société.

Pour moi, c’est en cela que la pièce est essentielle : elle décortique le processus, et nous indique qu’aucun d’entre nous n’est à l’abri d’un dérapage. Le sentiment d’insécurité, le sacrifice de ses valeurs, la préservation de la cellule familiale, tous ces éléments tissent un engrenage qui fait perdre le sens commun.  La complexité de la situation, très concrète, nous permet de sortir de notre cocon confortable dans lequel toutes les théories sont toujours possibles.


Si le thème central de la pièce semble bien être le racisme ordinaire, Kelly a néanmoins choisi un titre, Orphelins, qui souligne non pas le rejet de l’autre, mais plutôt le statut, l’origine, le vécu des protagonistes : Liam et Helen, le frère et la sœur, sont des orphelins. Quel sens cela a-t-il de votre point de vue ?

Plus je travaille avec les comédiens, plus le titre me parait en lien avec le rejet, avec les traumatismes et les craintes générées par une succession d’abandons. Helen et Liam, qui sont en effet orphelins, éprouvent le besoin vital de constituer un foyer, de construire une sphère protectrice et de la préserver par tous les moyens possibles.

Mais le titre suggère aussi l’abandon que peuvent ressentir certaines classes sociales, les plus modestes. C’est un des facteurs essentiels du racisme : l’étranger soudain perçu comme responsable de notre propre condition et placé en position de bouc émissaire. Ça se traduit par un sentiment général d’insécurité, celui d’une menace physique, mais aussi économique, comme si, prosaïquement, c’était cet étranger qui nous empêchait de sortir de notre « caste ». Le terme « orphelins » est donc aussi à entendre d’un point de vue politique: la pièce parle d’une société qui n’a pas su prendre soin de ses enfants.


Les dialogues de Kelly sont à la fois très réalistes, quotidiens et contemporains, et en même temps comme tirés au cordeau, taillés dans un rythme précis, une composition qui joue minutieusement des silences et des hésitations, des phrases laissées en suspens, des effets de répétition et des réparties en écho. Comment abordez-vous cette langue ?

Avec une grande jubilation, tant cette langue traduit l’état intérieur des personnages et le chaos dans lequel ils sont emportés. L’écriture est virtuose, et du coup extrêmement exigeante pour les comédiens. La langue est hachée et, si le fil de la pensée ne l’est pas, il est comme empêché par les hésitations, les précautions et les émotions.

En cela cette écriture rejoint l’approche du texte qui est la mienne avec le mouvement : ce qui est dit n’est pas nécessairement ce qu’on veut vraiment dire, le verbe peut faire obstacle à des besoins essentiels qui n’osent pas s’exprimer.

Au-delà de ce qui est énoncé, l’écriture renforce l’instabilité parfois abyssale des personnages, et c’est alors comme une strate supplémentaire à laquelle, dans mon spectacle, viendra encore s’ajouter celle du mouvement.

Dennis Kelly distille en plus des touches d’humour, et cette distance que donne l’humour est pour moi essentielle car elle laisse de l’espace au spectateur.


Votre approche du théâtre s’ancre dans votre pratique de chorégraphe : on l’a vu dans Angels in America, vous abordez en effet le texte par le mouvement. Pouvez-vous nous dire plus de cette « méthode » (est-ce le bon mot ?) que vous développez depuis plusieurs années ?

« Méthode » est effectivement un grand mot, je parlerais plutôt de « procédé ». C’est une approche des textes que j’ai mis en place pendant les années où j’ai enseigné le mouvement aux comédiennes et comédiens à la Manufacture – École de théâtre de Suisse romande. J’ai beaucoup cherché comment le mouvement pouvait, en jeu, habiter le corps des comédiens, et aussi aider à une justesse d’interprétation en les débarrassant d’une démarche psychologique. Je voulais garder cet apport de la danse contemporaine pour ouvrir un champ situé entre la compréhension et la perception, et trouver comment je pouvais amener ça dans la mise en scène.


En quoi consiste concrètement votre approche?

Pour dire vite, disons que pour chaque scène les comédiens et moi construisons une partition physique inspirée de ce que nous percevons du sous-texte, et nous la construisons indépendamment du texte. Quand cette partition est fixée, nous la tissons avec le texte. Le mouvement est ainsi toujours en lien avec la scène mais il instaure un léger décalage qui vient comme compléter la parole. Tout cela n’a rien d’abscons, au contraire, c’est très concret, et cela amène des appuis de jeu formidables pour les comédiennes et comédiens.


Angels in America est une pièce qui parle de la communauté homosexuelle en prise avec l’apparition du Sida. D’une certaine façon c’est donc une pièce qui traite du corps – le corps sexué, le corps désirant, le corps malade. L’approcher par le corps et le mouvement en augmentait la portée. Qu’en est-il d’Orphelins ? Quel est l’ancrage corporel de cette pièce ?

L’ancrage est effectivement tout autre que pour Angels. En fait je réalise que s’il y a un lien entre les deux, il réside plutôt dans la perception que j’ai des pièces en les lisant avec mon bagage de chorégraphe. Je pense, et heureusement après toutes ces années, que je saisis les textes d’une manière particulière parce que je perçois immédiatement les corps des personnages ; dès lors, soit la nécessité du mouvement m’apparaît, soit elle n’apparaît pas. Dans ces deux pièces, elle m’était évidente.

En lisant Orphelins, je ne peux pas m’empêcher de penser que c’est une pièce qui a besoin du mouvement. Très vite me sont apparues les configurations spatiales de ce trio, leurs alliances pérennes ou provisoires et leurs immenses solitudes. Des corps en train de marcher au bord du précipice, des étreintes vitales, de l’instabilité, de l’abandon, de l’attachement, de l’insécurité, du tâtonnement, des précautions, du sacrifice… et la quête d’une sérénité.