Journal

La spirale des silences, de W. G. Sebald à Krystian Lupa

Regards de la dramaturge

Arielle Meyer MacLeod

Chronique d’une Europe blessée, Les Émigrants est un recueil de quatre récits retraçant les existences silencieuses de personnages meurtris par la perte et l’exil, une errance intérieure qui les mène au suicide, ou à une mort qui y ressemble.

Mêlant ses propres souvenirs à une investigation minutieuse, récoltant témoignages et documents (photos, articles de presse, carnets intimes), retournant sur les pas de ces hommes qui ont tous, à un moment donné, croisé sa vie, W. G. Sebald fait revivre les blessures d’une Europe disparue dans les désastres et les destructions du XXe siècle.

Krystian Lupa a choisi de porter à la scène deux de ces histoires : celle de Paul Bereyter et celle d’Ambros Adelwarth. Un jour le narrateur des Émigrants reçoit un avis mortuaire signalant la disparition de Paul Beyreter qui avait été son instituteur dans la ville de S., en Allemagne. Grand-oncle de l’auteur, Ambros Adelwarth a quant à lui émigré aux Etats-Unis avant la Première Guerre mondiale. Pas à pas, Sebald reconstruit l’existence de ces deux hommes en recueillant les récits de celles et ceux qui les ont connus.

Les silences de l’écrivain W. G. Sebald font écho aux obsessions du metteur en scène Krystian Lupa. Tous deux tournent autour de ce qui sans cesse échappe, ce qui ne peut se saisir, cette part de mystère qui ne peut se dire mais dont ils cherchent la voie. Tous deux fouillent les silences qu’ils laissent affleurer sans pour autant les déflorer.

Dans l’œuvre de Sebald, le motif invisible et omniprésent est la Méduse dont Primo Levi disait qu’on ne saurait la regarder qu’indirectement, ce fardeau de l’Histoire que Sebald porte, dit-il, comme une ombre à laquelle il n’arrivera jamais à se soustraire tout à fait. Un traumatisme rétrospectif lié à la mauvaise conscience d’être né en 1944 dans une famille allemande dont le père, soldat de la Wehrmacht, est rentré du front sans que jamais ne soit évoquée l’extermination des juifs d’Europe. Des faits recouverts d’une chape de plomb dont Sebald ne saura rien avant l’âge de 16 ans, lorsque se tient en 1963 le procès d’Auschwitz à Francfort et que, pour la première fois, les événements apparaissent dans toute leur ampleur.

La Shoah est comme le trou noir de l’œuvre de Sebald, le point de fuite de son écriture, ce dont il parle sans cesse tout en se tenant à la marge – en périphérie – ne l’évoquant que de biais. Pour dire l’oubli et l’amnésie, la conspiration du silence, il raconte des vies marquées par l’errance et l’exil, celles de survivants hantés par les disparus. Les vertiges de Sebald semblent percuter ceux de Lupa, à la lisière du gouffre, au bord des désastres qui ont englouti l’Europe et la menacent aujourd’hui. Leur rencontre pourrait bien être celle de deux trous noirs, de nature différente, qui entrent en résonnance. Par contamination, par transfusion presque, les ondes se diffusent de Sebald vers Lupa, puis de Lupa vers ses actrices et acteurs, et enfin des acteurs et des actrices vers leurs personnages. J’ai eu la chance d’assister, en observatrice captivée, à la création des Émigrants, de voir l’immense artiste qu’est Krystian Lupa au travail. Un tourbillon dans lequel je me suis sentie moi aussi emportée. Et dont je suis sortie, comme les actrices et les acteurs sans doute, transformée.

Krystian Lupa ou le silence des images.

Pendant cette période de répétitions qui dure trois mois, Krystian Lupa est en mouvement perpétuel, comme habité par le texte, un Dibbouk – il aime cette figure kabbalistique d’un esprit qui pénètre l’âme – avec lequel il ne cesse de dialoguer. Traversé par le récit, il le questionne encore et encore, en exhume les coins les plus obscurs, en dessine les zones d’ombres.

Il se laisse absorber, ou plutôt immerger, évoquant ses illuminations de la baignoire, lorsqu’enveloppé par la fluidité de l’eau, il pénètre chacune des alvéoles du texte et voit surgir des scènes du spectacle.

Krystian Lupa crée au présent, à vue et en direct, devant nous, dans l’effervescence d’une pensée et d’un imaginaire jamais en repos, dans un état de conscience proche du rêve éveillé, comme un alchimiste occupé à son grand œuvre. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, de transmutation de la matière – celle du texte qu’il faut infiltrer jusqu’au noyau central, jusqu’à épuisement de son pouvoir d’évocation.

Lupa déploie des images qui sont autant d’incantations sensibles de l’invisible, il les déploie à la manière de ces pivoines qui ne cessent de se déplier et se déplier encore, découvrant de nouveaux pétales alors qu’on les pensait tous éclos, leur cœur d’une générosité inépuisable les multipliant à foison.

Des images qui viennent amplifier le texte de Sebald, en élargir la voilure pour que s’y engouffre le souffle du théâtre dont il infuse ses actrices et acteurs. En immersion, Krystian Lupa s’exprime toujours à la première personne, qu’il parle de lui-même, de Sebald ou de ses personnages. Porte-voix de l’intelligence sensible du récit, le « Je » de Lupa est poreux, au point que, nous qui l’écoutons, nous ne savons parfois plus qui parle à travers lui.

Il existe une pensée antérieure au langage que les mots sont impuissants à exprimer, dit-il. Ce qu’il appelle la pensée du chien, parce qu’un chien est capable de retrouver son chemin, et donc de penser sans les mots. La pensée du chien, explique-t-il, ce sont les pensées souterraines impossibles à formuler sauf à produire des phrases creuses. Pour accéder à ce lieu de l’inexprimable – la matière en fusion de sa recherche – il sillonne des chemins sauvages. Une quête à la fois métaphysique et artistique qui est son empreinte majeure dans l’histoire du théâtre. Enfant, Lupa avait inventé un pays et sa langue, une contrée imaginaire qu’il avait baptisée Juskunia et dont il traçait les plans. En répétitions, le petit garçon réapparaît par instants dans la vivacité du regard de cet homme à la chevelure d’un blanc étincelant, le petit garçon capable d’engendrer des mondes, d’en dessiner les cartes et d’en inventer la langue.

W. G. Sebald et Krystian Lupa, d’un narrateur à l’autre.

Le narrateur des Émigrants, Sebald lui-même, ne raconte pas sa propre histoire mais recueille celles de personnes qu’il a rencontrées, personnes qui elles-mêmes parfois, dans un enchâssement vertigineux, relaient ce qu’elles ont appris de quelqu’un d’autre. En écrivant Sebald s’efface, pour mettre en avant les récits de ces narrateurs à qui il cède la parole.

Lupa parle longuement de cette posture singulière de l’écrivain en retrait. Il dit : les personnages entrent en Sebald comme autant de Dibbouk et vivent alors une vie indépendante, à la manière de génies sortis de son cerveau comme de la bouteille d’un mage. Il dit : Sebald est aspiré par les histoires qu’il recueille, elles deviennent des rêves éveillés dans lesquels il vit par procuration. Sans lui ces récits seraient restés dans le noir, auraient sombré dans l’oubli, se seraient perdus, comme les êtres dont ils retracent les vies dévastées.

Comme Sebald, Lupa s'empare d'un récit, le porte puis le transporte au théâtre, un autre récit surgit alors, sur la scène cette fois. Il vient ainsi ajouter une strate à l’enchâssement des narrateurs des Émigrants, devenant ainsi comme le dernier maillon de cette chaine narrative. Un mouvement en spirale qui, à chaque étage du récit, fait émerger une vérité plus vraie que la réalité elle-même. Une réalité de plus en plus lointaine qui, ayant passé par le filtre de chacun des narrateurs, se dérobe et néanmoins se raconte. C’est cela notre spectacle, dit Lupa, le chemin vers cette vérité, un chemin au bout duquel les protagonistes seront comme ressuscités. Comme si nous fouillions dans leurs tombes, notre spectacle naîtra de tout ce que nous aurons déterré.

Les échos du silence, de Paul Beyreter à Ambros Adelwarth

Paul Beyreter est le seul personnage des Émigrants à ne pas s’être exilé, Ambros Adelwarth le seul à ne pas être juif. Leurs destins fonctionnent en écho tant leurs singularités dans le recueil des Émigrants se répondent et s’emboîtent. Radié de l’enseignement en 1936 à cause d’un grand-père juif, Paul quitte l’Allemagne mais, de façon incompréhensible, y revient en 1939. Engagé dans l’armée d’Hitler, il combat alors avec ceux qui exterminent les siens.

Ambros, lui, émigre aux Etats-Unis dans les années 1910 et devient le majordome, le compagnon de voyage et l’amant de Cosmo Solomon, fils d’une famille juive de Long Island.

En n’émigrant pas, Paul vit la tragédie d’un exil intérieur, tandis qu’Ambros exprime en creux, comme par métonymie, du fait de sa proximité avec la famille Solomon, la tragédie du peuple juif. Ils renvoient ainsi, chacun à sa manière, aux obsessions de Sebald. Ambros évoque le juif imaginaire que Sebald porte en lui et à partir duquel, affirme Lupa, il écrit. Quant à Paul Beyreter, il partage avec l’auteur la même obsession muette de la Shoah, dont il ne se pardonne pas de n’avoir rien vu. Son histoire, à bien des égards, fonctionne comme une mise en abyme du trou noir qui hante toute l’œuvre de Sebald. Après la guerre, Paul espérait transmettre aux enfants dont il était l’instituteur une lumière débarrassée du trauma, mais n’y parvint pas. A cette génération on ne disait rien, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne voyait rien : l’espace était contaminé, non seulement par les ruines et les pénuries, mais par les monstruosités de la guerre dont les spectres restaient suspendus dans l’air. Les monstres étaient toujours vivants, juste déguisés, dit encore Krystian Lupa.

De ces récits le metteur en scène va ressusciter les fantômes, ceux de Paul et Ambros, mais aussi ceux plus enfouis de Cosmo, et d’Helen, une jeune femme juive autrichienne que Paul a rencontrée, et sans doute aimée, en 1935. Une phrase, une seule, scelle son destin : « Il ne faisait guère de doute que Helen avait été déportée avec sa mère, dans un de ces trains spéciaux qui pour la plupart partaient de Vienne avant la pointe du jour, sans doute vers Theresienstadt, dans un premier temps ».

Une phrase, ou plutôt une faille, qui aspire l’ensemble du texte. La marque visible et aveuglante du trou noir qui obnubile autant Paul que Sebald. Une phrase en forme d’écho silencieux du suicide de Paul. Une déflagration sourde du sens qui se répercute parmi tous les émigrants. Helen est un personnage sans voix, insaisissable, comme enfouie dans les strates du récit, recouverte par les silences, celui de Paul d’abord, un silence opiniâtre. Helen est à la fois montrée sur les photos que Sebald ajoute à ses récits, et cachée dans le tissu du texte. Une étoile filante que Lupa attrape au vol, pour que le théâtre advienne en donnant corps et voix aux silences du texte. Dépliant encore la pivoine de son imaginaire, il ressuscite Helen, et pose toutes les questions laissées en suspens dans le récit – pourquoi est-elle rentrée à Vienne après ces vacances à S. ? Qui a pris les photos ? – questions auxquelles le texte ne répond pas parce que Sebald ne sait d’Helen que ce qu’il en a entendu dire, c’est-à-dire presque rien. Ou si peu, dit Lupa, que Helen continue à grandir dans l’esprit de Sebald. Tout comme elle grandit en Lupa, qui confie à la comédienne Mélodie Richard le soin de l’incarner : « Tu es une actrice face à un personnage auquel on n’a presque aucun accès, ce personnage est ta création. »

Les silences en jeu

Krystian Lupa exprime son émotion qui naît de tout ce que Sebald n’a pas su raconter, pas pu représenter, mais aussi de ce que les acteurs ne jouent pas. Nous devons déplacer les silences de Sebald, dit-il.

Pendant les répétitions, il parle comme pour charger les acteurs de pensées qu’ils ne diront pas, contre lesquelles ils devront lutter. Au théâtre les pensées intérieures sont visibles dit-il, leur présence souterraine irrigue les dialogues, les dilate de phrases non formulées, de pensées inquiétantes et importantes mais impossibles à dire. De cette pression surgit l’authenticité, dit-il encore, c’est cela le travail de l’acteur, jouer dans cette tension entre le dit et le non-dit.

Pour parvenir à cette intensité de jeu, Lupa demande aux acteurs et actrices d’improviser leurs scènes avant que celles-ci ne soient écrites. Seuls, dans un salle équipée d’une caméra, pendant un moment plus ou moins long, ils se jettent dans l’inconnu, dans ce qu’ils ne savent pas encore, dans ce qu’ils vont découvrir de leurs personnages.

L’improvisation ne consiste pas à jouer mais à sonder le mystère, à le creuser – les acteurs ne savent pas ce qui se passe dans la tête de l’autre, ne savent pas ce qui va advenir ni comment tout cela va finir. Cela crée une inquiétude qui se dissipe lorsque la scène est écrite – on sait alors ce qu’on dit, ce que dit l’autre, et comment tout se termine – et c’est précisément cette inquiétude qui intéresse Lupa.

En les préparant à l’exercice, il les exhorte à se libérer de ses visions à lui, à ne pas être esclaves des matériaux qu’il leur a donnés. À se perdre, à s’oublier, à entrer dans une autre temporalité.

Notre rôle, dit Krystian Lupa, consiste à faire entendre les silences de Sebald sans pour autant les effacer. Du texte à la scène, il noue les images et les mystères en dépliant les pensées intérieures – les siennes, celles du narrateur, celles des personnages – des pensées qui sont autant de non-dits qui agissent non dans les mots mais entre les mots, qui planent en apesanteur sur la scène et lui confèrent cette densité qui est la marque de l’œuvre de cet immense homme de théâtre. Une œuvre qui touche au plus profond de l’âme, là où habitent nos propres fantômes, nos Dibbouk à nous.