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Une mort dans la famille : le réalisme contemporain d’Alexander Zeldin

Regards de la dramaturge

Arielle Meyer MacLeod

Après LOVE, que nous avons tant aimé la saison passée, Alexander Zeldin revient à la Comédie de Genève.

Chargé d’empathie, de tendresse et d’humour, le metteur en scène britannique déploie un récit intime : une maison de famille dans laquelle cohabitent trois générations et l’ombre d’un père mort. On y croise Alice, ses deux enfants et la grand-mère de 84 ans, interprétée par Marie Christine Barrault, qui au soir de sa vie doit entrer en maison de retraite. À sa manière exigeante et sensible, Alexander Zeldin poursuit son exploration de la réalité sociale et observe ce que souvent nous ne voulons pas voir : la fin de vie, mais aussi comment les morts nous aident à vivre.


LOVE était le second opus d’une trilogie des inégalités, dans laquelle Alexander Zeldin posait son regard – empreint de douceur et d’humanité – sur des vies confrontées à l’exil et la pauvreté.

Avec Une mort dans la famille, il ouvre un nouveau cycle plus intime, proche de l’autofiction, tout en gardant ce même regard que l’on pourrait qualifier de juste, comme on le dit d’une note de musique, lorsque celle-ci résonne parfaitement, ni trop haut ni trop bas, simplement juste.

Une mort dans la famille, c’est une histoire de vie. De la fin d’une vie. Sans pathos. La fin, comme elle arrive, forcément.

L’histoire de Marguerite qui quitte la maison familiale pour une maison de retraite, l’histoire d’Alice, sa fille, qui est aussi mère et veuve de l’homme qu’elle aimait, une femme au mitan de la vie qui, avec une bonne volonté inépuisable, s’occupe des autres – son mari, sa mère, ses deux adolescents – jamais aussi bien qu’il le faudrait, qu’elle le voudrait, une femme sur laquelle la vie pèse sans que jamais elle ne s’en plaigne. L’histoire aussi de deux adolescents confrontés à la mort.

La vie comme elle va, et s’en va. Avec ses moments gais et d’autres moins.

Une mort dans la famille est aussi une plongée dans cet âge qu’on appelait troisième, qu’on dit maintenant quatrième tellement la vie s’est allongée.

Ce moment où petit à petit le corps lâche, et puis l’esprit – la perte des repères, dans l’espace et le temps, les mots qui flanchent et s’inversent, les émotions qui jaillissent sans filtre, le monde qui se rétrécit pour se fixer sur des souvenirs de passé ou des obsessions du présent.  Des instantanés de la vieillesse, jusqu’à la chute.

Le réalisme contemporain d’Alexander Zeldin

Alexander Zeldin développe au théâtre une esthétique proche du naturalisme, un réalisme contemporain caractérisé par une attention aux petits gestes du quotidien qui, déployés sur une scène, semblent soudain acquérir grâce et noblesse. Son récit avance comme la vie, de minces événements en menues actions dont surgissent des instants d’humanité et d’échanges inespérés. Un récit joué par des actrices et des acteurs comme portés – en harmonie – par cette justesse du regard de Zeldin, traversés par l’authenticité des moments qu’il raconte. À ces actrices et acteurs se mêlent des interprètes amateurs – des vraies gens comme on dit parfois – ici des résidentes et résidents d’une maison de retraite.

C’est encore le réalisme du décor qui définit l’esthétique de Zeldin. Le lieu représenté sur la scène – appartement ou local – s’ouvre sur le hors-champ, créant ainsi un effet de réel, comme si d’autres pièces attenantes, qu’on devine lorsque les portes s’entrebâillent, prolongeaient le plateau.

Cette question de l’espace, de l’espace commun, est au cœur de l’écriture de Zeldin dont chaque spectacle semble décliner une préoccupation essentielle : comment partager un même territoire ?

LOVE se déroulait dans un foyer d’accueil où une famille défavorisée, un couple de retraités sans ressources, des migrants et des migrantes se réfugient et doivent cohabiter, le temps de trouver mieux.

Une mort dans la famille met en regard l’espace de la maison familiale et celui de la maison de retraite. La maison familiale dans laquelle se heurtent trois générations, dans un désordre qui semble incompressible, tantôt joyeux, tantôt oppressant. La maison de retraite dans laquelle le déclin de chaque résident et résidente percute celui des autres, ces autres avec qui il s’agit de composer, vaille que vaille.

Ce thème traverse tous les spectacles de Zeldin et se prolonge dans l’espace du théâtre, que nous partageons ensemble, dans une expérience commune. La scène, chez Zeldin, déborde dans la salle, sans pour autant que les univers ne se mélangent – les personnages se mêlent aux spectateurs tout en restant dans l’espace de la fiction, une manière bien à lui de transgresser le fameux 4ème mur du théâtre sans tenter de le faire disparaître.

Arielle Meyer MacLeod

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Mettre en scène les histoires de notre temps
Entretien avec Alexander Zeldin en 3 points clés.

Genèse du spectacle

Cela faisait des années que je voulais faire un spectacle avec des personnes très âgées, et le confinement a servi de période d’incubation.
J’ai beaucoup discuté avec ma mère, qui est très âgée et qui va assez mal, et j’ai beaucoup lu : Simone de Beauvoir, Karl Ove Knausgaard, Annie Ernaux, Rachel Cusk... Cela m’a conduit à amorcer un cycle de travail autour du récit de vie et de l’autofiction.

Je suis revenu sur un moment particulier de ma vie : quand j’avais 15 ans, mon père est mort, et un an plus tard, ma grand-mère, qui habitait avec nous, a été mise en maison de retraite. Australienne, cette femme était finalement venue en Angleterre pour mourir au moment même où son gendre (mon père), qui était très malade, se mourait, entouré de ses enfants adolescents, dont l’un des deux (moi) partait un peu en vrille. C’est pendant cette période très intense que j’ai commencé à écrire et à faire du théâtre. Je me suis souvenu de mes nombreuses visites à la maison de retraite et des personnes que j’y ai rencontrées. Le sentiment qui était alors le plus vif en moi était celui du déni et du refus de la mort.

En Angleterre, pendant la crise sanitaire, la télévision annonçait quotidiennement des centaines de morts. J’ai voulu aller plus loin que ces chiffres et interroger la fin de vie, qui est encore taboue dans notre société, sur le plan intime comme sur le plan social. Comment se comporte-t-on face à la mort, en tant qu’individu et en tant que société ? En plus de mes lectures, j’ai rencontré beaucoup de femmes – parce que ce sont surtout des femmes – des aides-soignantes, des infirmières ou des auxiliaires de vie qui s’occupent de la fin de vie. Je voulais prendre une situation particulière (une famille, des personnages dans une salle commune en maison de retraite) pour parler d’un sujet plus vaste : qu’est-ce que mourir aujourd’hui ? Qu’est-ce que la mort peut nous apprendre sur la vie ? Et qu’est-ce que le théâtre peut révéler de notre rapport aux autres et à l’au-delà ? Car, finalement, le théâtre est là pour faire vivre les morts. C’était vrai à l’origine, dans le théâtre grec, et c’est encore vrai aujourd’hui.


Les petites actions du quotidien

Pendant la préparation de Love, nous avons passé du temps dans un centre d’hébergement d’urgence. L’un des résidents, Paul, m’a dit : “Quand il ne reste plus rien, quand on est dans le plus grand dénuement, c’est là que l’amour apparaît vraiment.” Ce n’est pas du romantisme, c’est un constat concret.

Dans la vie, on ne regarde pas assez la fragilité, la vulnérabilité, la gentillesse ; on n’est pas assez attentifs à la dignité des gens. Au théâtre, on peut réaffirmer cette dignité. Je m’intéresse beaucoup aux actions reléguées dans l’ombre de la vie, à ce qui n’est pas montré, à ce qui reste en marge. C’est pour cela que je choisis des lieux qui sont, comme disait Bernard-Marie Koltès, plus que des lieux : des “métaphores de la vie ou d’un aspect de la vie”. Cela s’applique aussi aux micro-actions. Je cherche toujours à aller au plus simple, et à leur conférer une certaine qualité. Il y a une grande dignité à servir des pâtes. À nettoyer la merde de quelqu’un. À laver les cheveux de sa mère. Si on regarde vraiment bien les actions de tous les jours, on peut voir des miracles. En observant ce qui est apparemment tout simple, on peut deviner des choses très profondes.


Jouer avec des amateurs

Ma façon de faire du théâtre a toujours impliqué de faire jouer des gens qui ne sont pas acteurs. Je recherche des gens qui puissent avoir un rapport nécessaire au théâtre. Qu’est-ce que cette personne a besoin de dire à ce moment de sa vie avec le théâtre ? Elle ne sait pas encore ce que le théâtre peut être pour elle, et on peut répondre à cette question ensemble.

Cela permet de réduire l’écart entre le personnage et soi-même, pas dans le sens où on se jouerait soi-même (ce qui ne m’intéresse pas du tout), mais pour que puisse naître un rapport entre la vie de la personne et ce qui est joué.

Par ailleurs la présence d’amateurs met les acteurs dans un autre état d’éveil et de conscience. C’est difficile de créer en face de quelqu’un qui, d’une certaine manière, ne joue pas, ou du moins ne joue pas comme eux. Ça les empêche de s’en remettre à leurs habitudes de jeu. Et c’est exactement ce que je cherche : amener l’acteur à faire quelque chose qu’il n’a pas encore fait. Finalement, la présence d’amateurs au plateau pose la question du jeu : qu’est-ce que jouer ? Qu’est-ce que le théâtre ?

Extraits d’un entretien avec Raphaëlle Tchamitchian, du Théâtre de l’Odéon, Paris.