Journal

Du Songe d’une nuit d’été à Summerbreak : le théâtre du désir

Regards de la dramaturge

Arielle Meyer MacLeod

Le Songe d’une nuit d’été, comédie de William Shakespeare, dit-on. Comédie, vraiment ? Relisant la pièce, Natacha Koutchoumov y perçoit aussi la brutalité du temps de l’adolescence, la cruauté du rite de passage, l’aspect troublant de la métamorphose et ses implications sur le désir.

Entre rire et cauchemar, Summerbreak construit un scénario qui emprunte aux codes du film d’horreur et en cela ne dépare en rien la prétendue féerie shakespearienne.

Car sous la chaleur oppressante d’une nuit d’été, dans ce bois d’où surgissent des créatures fantastiques et des mutations terrifiantes, la comédie du grand William scrute autant le désir que le théâtre. Un théâtre du désir en somme, dont Summerbreak extrait la substantifique moelle en croisant les strates narratives du Songe.

Photo : © Magali Dougados

L’amour et le regard dans Le Songe d’une nuit d’été.

Héléna aime Démétrius qui aime Hermia qui aime et est aimée de Lysandre. Telle est l’équation pastorale par laquelle débute la pièce de Shakespeare. Quatre adolescents athéniens qui, comme tous les adolescents, ne jurent que par l’amour, « l’amour véritable », disent-ils, l’amour vrai, croient-elles. 

Mais l’amour dont se réclament les amants n’a de vrai que le nom. Dans ces contrées sylvestres, l’amour pénètre le cœur par les yeux, l’amour éblouit et aveugle sous l’effet du coup de foudre, love at first sight, dit-on en anglais, l’amour au premier regard. Un regard qui se révèle hautement versatile.

Hermia et Lysandre, dont l’amour est contrarié par la loi du père – une loi qui autorise la mise à mort pure et simple de la fille lorsqu’elle n’obtempère pas aux vœux paternels –, décident d’échapper à ce monde menaçant des adultes.

Mais Héléna (qui aime donc Démétrius qui aime Hermia qui…) dévoile à Démétrius le projet de fuite des amants. Ainsi, pense-t-elle, il ira « traquer dans le bois » celle qu’il aime, Hermia. Dans le bois où elle-même le suivra : « À l’aller, au retour, je le verrai du moins. »

Elle crée à son insu un dispositif terrifiant : elle ne se met pas en tiers, comme le veut la figure originale de la scène originelle, mais en « quart ». Le couple uni par l’« amour véritable » (Hermia/Lysandre), suivi par l’amant éconduit (Démétrius), lui-même suivi par la maîtresse délaissée (Héléna). Étrange quatuor. Dans lequel Héléna, par une sorte de masochisme à peine déguisé, se place en voyeuse consentante du spectacle de sa propre exclusion, atteignant le degré le plus bas de l’avilissement – je suis votre épagneul ; et Démétrius, plus vous me battez, plus je me couche à vos pieds –, l’image d’elle-même la plus dégradée – je suis laide comme un ours, car les bêtes que je rencontre se sauvent de frayeur. Héléna se voit comme un monstre. Comédie, vraiment ?

En fuyant la loi mortifère d’Athènes, les jeunes gens ont pénétré sans le savoir dans un territoire occulte sur lequel règne un autre monarque, Obéron, roi des fées. Ainsi la surveillance des pères perdure, d’autant plus dangereuse qu’elle est invisible. Ce sorcier des apparences, secondé par un Puck facétieux, voit tout sans être vu et possède de surcroît le pouvoir de manipuler le regard en pratiquant ce qui s’apparente à un viol oculaire, en imprégnant les yeux d’un suc magique : Celui qu’à ton réveil tu verras, pour amour vrai tu le prendras. Viol par lequel il condamne les amants à des retournements amoureux dont il surveille les mouvements.

L’instabilité des regards rend ainsi la frontière entre réalité et fiction poreuse, et fait des adolescents les protagonistes d’un véritable film d’horreur, dans lequel les mots ne recèlent plus aucune vérité, dans lequel tous les actes de langage, ceux de la promesse amoureuse comme les autres, n’ont plus aucun ancrage dans le réel. Quand la vérité tue la vérité, c’est une guerre à la fois diabolique et sacrée, s’écrie Héléna. Un scénario fait de projections déformées, de regards manipulés, d’images trafiquées et de reflets mouvants.

Le désir mimétique

Pour René Girard, Le Songe d’une nuit d’été est comme le manifeste de son approche du désir, tant Shakespeare y décline, jusqu’à l’épuisement, toutes les postures de ce qu’il nomme les rivalités mimétiques.

Rappelons rapidement la position de Girard : l’amour ne se ferait pas à deux, mais à trois. Ce qui déclenche le désir n’est pas tant l’objet désiré qu’un tiers — en position de médiateur — qui indique au sujet l’objet de son désir. Ainsi rien n’est aussi désirable qu’un objet déjà désiré par un tiers dont le sujet a fait un modèle, et avec qui il est en position de rivalité et d’envie. L’imitation — la mimésis donc — serait selon Girard le principe moteur du désir. Un ressort à l’œuvre dans les relations amoureuses mais aussi par exemple dans le discours publicitaire : si je désire acheter tel vêtement ou boire un café en capsule, c’est moins pour l’objet lui-même que pour ressembler à la magnifique jeune femme qui les porte, ou à Georges Clooney.

Pensant échapper à la violence des pères, les adolescents s'envasent dans l’enfer mimétique. Un enfer dans lequel l’amour, qui relève de la triangulation et non de la nature de l’être aimé, n’est pas plus vrai que celui imposé aux femmes par l’épée ou l’échafaud.

Et cette nuit d’été prend alors des allures de crise d’angoisse collective, peuplée de figures inquiétantes. Comme sous acide ou LSD, la vision se détériore et produit des hallucinations : des fées et des elfes, qui sont autant d’acteurs virtuoses et ventriloques.

La mimésis théâtrale

À la strate narrative des amoureux s’ajoute, dans le texte de Shakespeare, celle dite des artisans. Des artisans qui s’improvisent acteurs pour créer le spectacle des noces royales de Thésée et Hyppolita et qui répètent l’histoire de Priam et Thisbée dans la même forêt où se s’est égaré le quatuor.

La mimésis, c’est aussi leur affaire : comment imiter un lion ? et une lune ? Comment figurer un mur ?

Tant sur la scène de la psyché adolescente saturée de peurs liées à la transformation des corps et des êtres que sur les tréteaux des artisans se pose ainsi la même question : comment devenir autre, par l’imitation.

Une question terrifiante pour les amoureux, et burlesque pour les artisans qui ne cessent d’interroger le pouvoir de la mimésis, craignant d’effrayer les dames en rugissant comme des lions.

Summerbreak croise les strates narratives du Songe en faisant du quatuor adolescent des acteurs venus passer une audition pour… Le songe d’une nuit d’été. Le bois athénien serait ainsi la scène du désir, et de la mimésis, où réalité et fiction sont renvoyées dos à dos, dans une vaste manipulation scopique. Si le monde est un théâtre — comme le veut la devise du Theatrum mundi — c’est peut-être aussi celui de nos peurs et de nos désirs les plus intimes, nous suggère Natacha Koutchoumov.