Journal

Les frères Karamazov, une fresque transgressive

Regards de la dramaturge

Arielle Meyer MacLeod

Cette saison, la fratrie est au cœur de trois spectacles, qui se suivent au demeurant : Les frères Karamazov, Mes Frères et Jouer son rôle. Des fratries loin d’être des modèles de fraternité puisque toutes, d’une manière ou d’une autre, génèrent violence et désunion.

©Simon Gosselin

Celle de Dostoïevski n’en a d’ailleurs au début que le nom, le nom propre, celui du père. Car les trois frères, Dimitri, Ivan et Aliocha, auxquels s’ajoutera un quatrième, se connaissent à peine, issus presque tous de lits différents.

Plus qu’une fratrie, les Karamazov sont donc surtout des fils, les fils d’un même père irresponsable, – Fiodor Karamazov, un débauché, un cancrelat – unis par une haine plus ou moins avouée pour cet homme vulgaire et sans principes, oublieux de ses devoirs au point que le parricide paraît une option acceptable.

Dans cette somme romanesque de 1300 pages – qui brosse le destin d’une famille disloquée, brasse des questions existentielles et religieuses et fait crépiter les bruits d’un monde en pleine mutation où gronde la révolution – Sylvain Creuzevault taille à la serpe tout en conservant la substantifique moëlle.

Prenant le contre-pied des interprétations consacrées, il emboîte le pas à Jean Genet qui voyait dans ce roman « une farce, une bouffonnerie à la fois énorme et mesquine puisqu’elle s’exerce sur tout ce qui faisait de Dostoïevski un romancier possédé, elle s’exerce contre lui-même, et avec des moyens astucieux et enfantins, dont il use avec la mauvaise foi têtue de saint Paul ».

Le metteur en scène, qui navigue dans l’œuvre du romancier russe depuis des années, creuse ce sillon – celui de la farce – a priori étranger à la touffeur de ce monde tout en profondeurs métaphysiques. Et ça marche.

On rit, et on s’émeut, et on se dit que, en effet, on a peut-être mal lu Dostoïevski, que cette impression d’étrangeté et de fascination que sa lecture suscite tient peut-être à cette dimension bouffonne qu’on n’osait y voir et que Creuzevault, lui, explore avec un sans-gêne réjouissant, sans la moindre trace d’ironie, en revendiquant l’infidélité à la lettre du texte nécessaire pour retrouver un esprit théâtral dostoïevskien.

Avec ses acteurs et ses actrices – brillants, ludiques, inventifs – Creuzevault porte cet esprit théâtral au pinacle. L’espace se transforme grâce à la magie d’un accessoire – l’intérieur blanc du monastère devient une boîte de nuit par la seule présence d’un néon rose; l’action avance, limpide, aidée parfois par des textes qui défilent sur le rideau de scène ; un cheval intervient-il dans l’histoire ? qu’à cela ne tienne, un acteur s’affuble d’une tête de cheval ; la musique monte d’une fosse transformée en atelier qui prolonge la scène, le théâtre déborde de partout, descend dans la salle, s’adresse à nous, tourbillonne avec allégresse et nous inclut dans cet élan ludique que nous partageons avec jubilation tout en étant absorbés par la densité du propos.

Une fresque transgressive, drôle et désespérée qui tient néanmoins le pari d’aborder sans détours les thèmes métaphysiques qui hantent le romancier – la culpabilité, le mal, le doute, le libre-arbitre et l’existence de Dieu – ses préoccupations sociales et politiques aussi, sans rien sacrifier de leur profondeur et de leurs contradictions.

Un spectacle débridé, foutraque et pourtant maîtrisé, qui génère de la joie là où peut-être on l’attendait le moins, dans l’univers réputé ténébreux de ce roman que Freud considérait comme le plus imposant qu’on ait jamais écrit.