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Les Lear de Serge Martin

Regards de la dramaturge

Serge Martin croit en la force bienfaitrice de la folie, salvatrice selon lui, à l’image de celle de Lear, le roi fou, qui erre sur la lande. Il a rêvé un théâtre dans lequel le personnage de Shakespeare rencontrerait d’autres Lear, celui de Rodrigo García et celui que Minetti, le grand comédien de la pièce éponyme de Thomas Bernhard aspire à jouer une dernière fois. Un Lear démultiplié. Une folie Lear. De ce rêve est né un projet original. Non pas le spectacle qu’il a imaginé, mais le récit de ce spectacle.

Nous avons rencontré Serge Martin et, dans un bureau de la Comédie, il nous a parlé avec passion de ce spectacle qui raconte un spectacle, comme une sorte de mise en abyme de son propre projet dans lequel un acteur arrive sur scène, s’adresse au public, comme un conteur, mais qui au lieu de raconter une histoire raconte une vision théâtrale, lit des passages des trois Lear, continue à tracer son dessein shakespearien jusqu’à ce que, petit à petit, il se trouve contaminé par la folie de Lear. A la fin, dit-il, les trois Lear ne sont plus qu’un, regroupés dans le corps de l’acteur qui à un moment donné cesse de lire pour interpréter et finalement se prendre à son propre jeu.

Une folie nécessaire

Pour Serge Martin, le parcours de Lear est celui d’une initiation dans laquelle la folie fonctionnerait comme un agent révélateur, comme si le détour par la démence conduisait Lear vers la sagesse et la clairvoyance. Car celle-ci n’est pas une folie clinique, ni une folie meurtrière, mais au contraire une folie qui éclaire, qui libère et révèle, comme celle du fou du roi qui permet de tout remettre en question, comme celle de l’acteur –cet artiste qui pratique l’art de la folie–, comme ce petit grain ludique aussi, tapi en chacun de nous.  

D’ailleurs, ajoute-t-il, dans La Folie Lear, Lear ne meurt pas, façon de dire combien cette folie est nécessaire pour résister à l’ordre et à la raison, celles des États, qui ne produisent que des guerres.

Tempête sur la lande

S’il a choisi ces trois Lear, explique-t-il, c’est qu’ils incarnent chacun une autre facette de la folie. Chez Shakespeare c’est la folie du personnage qui se déploie, chez Bernhard celle de l’acteur et chez García celle de l’individu. 

Trois folies différentes liées par la même tempête qui s’abat sur la lande traversée par le monarque insensé, une tempête que Serge Martin transpose en images, des clichés et des documentaires retraçant trente ans de guerres et d’attentats qui ont émaillé nos journaux, nos écrans – et nos vies aussi –, depuis la chute du mur de Berlin. Dans l’urgence de dire ce qu’annonce Shakespeare et qui n’est autre que la destruction du monde, pour faire du théâtre un acte, un vrai, qui parle du réel de façon directe.

Folie de l’acteur

Mais sur le plateau, l’acteur ne se contentera pas de raconter un spectacle à venir, comme le fait Serge Martin devant nous dans l'enthousiasme de tous les possibles. L’acteur, lui, est traversé par cette tempête, c’est en lui que les maux du monde se déposent, sur lui que s’abattent les gravats de la catastrophe. Et en fin de compte, c’est bien à une expérience qui parle avant tout de l’acteur, de sa folie indispensable pour supporter le poids des images du monde, que nous convie Serge Martin. 

Arielle Meyer MacLeod