Journal

Mes frères ou la noire forêt du conte

Regards de la dramaturge

Arielle Meyer MacLeod

Ils sont quatre frères – Guillaume, Pascal, Arthur et Frédéric – quatre bûcherons. Et une femme, Marie, la servante, belle à pleurer. Quatre frères et une femme dans une maison perdue au milieu de la forêt, comme au bout du bout du monde. Quatre frères dont chaque désir, chaque pensée, chaque mot est tendu vers elle, Marie, qui n’aspire qu’à se libérer de ces appétits qui sont autant de coups.

Mes frères est à l'affiche de la Comédie de Genève du 12 au 15 janvier 2023.

Écrit par Pascal Rambert et mis en scène par Arthur Nauzyciel, Mes frères est un spectacle d’une pâte particulière, un mélange des genres inédit qui emprunte à la fois à l’univers du conte, un conte cruel – une sorte de Blanche-Neige sans prince charmant –, à celui de la mythologie et des rituels justiciers des Atrides, mais aussi à l’esthétique décalée du cinéma des frères Coen.
Du conte, Rambert emprunte l’aspect intemporel, sans localisation précise – une forêt archaïque comme un lieu obscur de l’inconscient, loin de tout naturalisme – et les personnages archétypaux – une jeune-fille réduite à des tâches ancillaires, un jeune homme invisible doux comme une promesse de bonheur, et des prédateurs – quatre frères habités par la rivalité d’une horde sauvage. Leurs faits et gestes sont régis par des règles patriarcales consignées dans le Livre des Anciens, « un inventaire de crimes et de guerres, dit Arthur Nauzyciel, une histoire de la violence transmise de génération en génération et qui a participé d’une identité masculine fondée sur la conquête, la légitimité de la possession, de l’expansion ».
A l’issue généralement heureuse du conte, Rambert substitue néanmoins la violence d’une tragédie de la vengeance. La vengeance implacable d’une femme contre la barbarie ancestrale d’hommes sans langage et sans culture, évoluant dans une société sans loi, gérée seulement par les pulsions. Une violence que Pascal Rambert a décidé d’inverser pour que les hommes, dit-il, « voient comment ça fait ».

Orchestré comme un cérémonial – Arthur Nauzyciel en a confié la partition au chorégraphe Damien Jalet – le spectacle navigue entre le grotesque et l’effroi. Les situations les plus ordinaires comme les plus sauvages fantasmes érotiques se déploient dans une gestuelle qui abolit la frontière entre le rêve et la réalité, donnant à ce récit la dimension d’une fable métaphysique et déconcertante. 

Une légende féroce, un rituel noir porté par quatre acteurs – Guillaume Costanza, Pascal Greggory, Arthur Nauzyciel, Frédéric Pierrot – en équilibre entre cruauté et distance, et Marie-Sophie Ferdane qui habite son personnage de tout l’éclat et la ferveur qu’elle a chevillés au corps.