Journal

Notre besoin de fiction est impossible à rassasier

Regards de la dramaturge

Édito de la Saison 23-24

Les grandes épopées fondatrices, les romans qui ont ponctué nos vies, les histoires entendues depuis l’enfance : que sommes-nous, tous et toutes, sinon les héritières et héritiers de nos récits ? 

©Théo Gosselin

Autant de fictions qui ont construit notre être au monde, élargi nos psychés – nous ont permis de nous décentrer, de nous identifier à l’autre pour ne plus être identiques à nous-mêmes, à ce que nous pensons ou disons être.

Ces récits s’ancrent dans le réel sans pour autant le reproduire, provoquent un trouble propice à l’imaginaire. Ils nous invitent à fouiller les ressorts de l’inconscient, à forger des interprétations, des exégèses, à tester des hypothèses et traverser des expériences permettant de déceler ce que la perception quotidienne nous empêche de voir.

Comme le rêve, ces fictions mettent en scène et en images – visuelles ou poétiques – à la fois nos espoirs, nos doutes, nos enthousiasmes et nos effrois.

Comme le rêve, ces fictions ne sont-elles pas notre espace de liberté ?

Qu’elles soient théâtrales ou romanesques, les grandes œuvres de fiction sont par essence polyphoniques – elles font dialoguer une pluralité de personnages et de points de vue, se confronter des conceptions idéologiques divergentes, des identités composites plutôt que les voix monologiques que déroulent nos réseaux plus clivants que sociaux.

Elles ouvrent un horizon où toutes les nuances sont permises, où la complexité du monde peut s’exprimer, l’humain se révéler ni tout à fait bon ni tout à fait mauvais, exempté des clivages binaires et manichéens.

Elles permettent de bouleverser le réel qui nous colle aux basques et nous englue au point que nous n’arrivons plus à le mettre à distance pour mieux le comprendre.

Ce réel polarisant qui nous assigne à résidence, dans des identités figées et dogmatiques, des communautés étroites, nous enferme dans notre peau et nous interdit de nous mettre dans celle de l’autre. 

Cette saison, la dernière programmée par NKDM, nous l’avons voulue traversée de fictions. Amples, généreuses, inspirantes, haletantes. 

Des fables qui se racontent comme des thrillers et nous emportent ailleurs, à la croisée des chemins. 

Dans un petit hameau des Sudètes où des meurtres en série intriguent (Drive Your Plow Over the Bones of the Dead, d’après le roman de Olga Tokarczuk, prix Nobel de littérature en 2018, mis en scène par Simon McBurney), dans une plâtrière abandonnée au milieu d’une forêt où un crime a été découvert (Ils nous ont oubliés, d’après un roman de Thomas Bernhard, mis en scène par Séverine Chavrier), mais aussi dans les méandres d’une famille de la petite bourgeoisie vaudoise (Pile ou face d’après un roman de Catherine Colomb). 

Des récits de vies, celui d’Alice dans The Confessions d’Alexander Zeldin, celui de ces amants-là qui ont vu leur choeur s’embraser pour scander, avec un léger battement, l’amour comme il va (Chœur des amants, Tiago Rodrigues). Un récit psychédélique, celui de Foucault en Californie mis en scène par le cinéaste Lionel Baier. 

Et lorsque le réel s’invite, pressant et impérieux, c’est encore pour en montrer l’endroit, l’envers et les revers, et le porter ailleurs. 

Julie Deliquet revisite un documentaire de Frederick Wiseman, Welfare, tandis que dans Nous ne sommes plus…, la russe Tatiana Frolova et son Théâtre KnAM, réfugiés en France depuis l’invasion en Ukraine, recueillent le témoignage de compatriotes qui, comme eux, ont émigré, pour parler de la nécessité et de la douleur de l’exil, et de la Russie – territoire aujourd’hui hostile qui reste néanmoins leur pays et leur culture. 

Une saison pour éprouver la fiction comme un bastion où il serait encore possible d’échapper au repli identitaire en s’identifiant à un personnage, puis un autre et encore un autre. Un autre, encore. 

Arielle Meyer MacLeod – Collaboratrice artistique et dramaturge

Découvrez le programme de la Saison 23-24