Journal

Poquelin II, ou quand les STAN empoignent Molière

Regards de la dramaturge

De Arielle Meyer MacLeod

Poquelin II, ou quand les STAN empoignent Molière dans une version plutôt turbo, nous confie Frank Vercruyssen, co-fondateur de la troupe flamande des tg STAN avec Damiaan De Schrijver et Jolente De Keersmaeker.

En 2003, la troupe a créé un premier opus, Poquelin I, puis en 2017 Poquelin II, d’abord en néerlandais.

En 2020, lorsque je rencontre Frank Vercruyssen juste avant le tsunami viral, la troupe commence à travailler sur la version française. Et comme les tg STAN ne sont pas les tg STAN pour rien, ils et elles se trouvent alors en pleine réflexion :  pour cette version française, faut-il reprendre le texte original de Molière ou traduire en français la version néerlandaise ?

Tout se discute en collectif chez les STAN, même les idées les plus farfelues. Et si la question a vite été tranchée – c’est bien le texte de Molière qu’ils jouent ­– elle soulève néanmoins un point central : la traduction néerlandaise prenait des libertés avec le texte ; revenir à la langue de Molière plutôt qu’à la souplesse d’une traduction n’est donc pas sans conséquences sur leur jeu. 

Alors Molière dans le texte avec les STAN, qu’est-ce que ça donne ?

Rencontre avec Frank Vercruyssen


Arielle Meyer MacLeod : J'ai regardé la captation du spectacle en néerlandais, mais je dois avouer que mon néerlandais est plutôt mauvais …

Frank Vercruyssen : Oui, c'est un travers partagé par beaucoup de gens…


Ce que je voyais néanmoins, malgré la barrière de la langue, c'était votre univers, votre jeu si particulier, et je me disais que ce jeu très contemporain dans un français du 17ème siècle  produirait forcément un effet particulier.

Oui absolument. Moi j'aime beaucoup cette friction.


Lorsqu'on apprend une langue, on n'est pas conscient des différents niveaux de langage. On apprend ce qui est écrit. Pour nous qui ne sommes pas francophones, dire « je ne veux point cela » ou « je ne veux pas ça », n'est pas très différent. La langue est moins sacrée pour nous, ce qui nous permet de garder une certaine naïveté dans notre rapport au texte.

La clé la plus importante, c'est notre jeu.


C'est-à-dire?

Je trouve passionnant d'observer la réaction du public francophone lorsque nous jouons Molière. Vous, vous avez grandi avec Molière, avec sa langue mais aussi avec toutes les représentations que vous en avez. Alors que pour nous c'est assez simple: nous apprenons le texte et nous le jouons.

De nous confronter à un public qui a en tête une ribambelle de versions de ce même texte, ringardes ou pas, c'est passionnant. Certains disent que notre approche est iconoclaste, mais ce n'est pas du tout notre but. Ce qui nous attire, c'est le Molière à l'état brut. 


Qui est ce Molière à l’état brut ?

C'est un être à plusieurs facettes, qui peut écrire des scènes où les personnages se tapent dessus pendant une demi-heure, comme dans le Médecin malgré lui par exemple, et des pièces plus intellectuelles, morales, intelligentes comme Tartuffe.

Un être pris en permanence dans une contradiction entre honnêteté et rébellion : il veut exprimer son avis sur la politique et la religion tout en restant un auteur payé par le roi pour faire ce qu'il veut.

C'est ce que j'appelle Molière à l'état brut, toutes ces contradictions que nous aimons chez lui. Nous voulons revenir à ce Molière-là, et surtout au Molière comédien qui monte sur un tréteau au milieu de la place centrale d’une ville avec sa troupe pour jouer sa pièce.


Vous jouez donc les deux pièces, L’Avare et Le Bourgeois gentilhomme, l'une après l'autre.

Oui. Cela participe aussi de cette notion d'état brut dont je parlais. Quand nous avons créé Poquelin I en 2003, nous avions d'abord fait un assemblage très intelligent, en tissant les pièces entre elles après avoir parcouru toute l'œuvre de Molière. Et à un moment donné Damiaan a dit: on est trop malins, il faut être plus simples. On a alors déconstruit notre fantastique scénario et joué les pièces les unes après les autres.


Pourquoi aujourd'hui ces deux pièces-là, pourquoi ces deux pièces-là ensemble ?

Juste l'envie. Brute.


Mais Frank, pour mon papier j'ai besoin de réponses un peu dramaturgiques, des lectures profondes. Je ne peux pas écrire :  juste l'envie !

Bon alors à un niveau dramaturgique: le moteur pour nous c'est toujours de lire et d’être appelé par la pièce que nous lisons. La pièce dit joue-moi. Et nous on dit d’accord. Le moteur est d’abord viscéral. Et ensuite bien sûr, comme nous ne sommes pas des vaches dans un pré, nous nous attelons au travail dramaturgique. Mais il faut d'abord respecter cette envie primordiale qui est de vouloir transmettre un contenu offert par cet auteur-là.

Je pense qu'il est toujours plus intéressant de répondre d'abord à l'envie et d'écouter ensuite comment les couches se répondent. C'est dans cet ordre que se passent les choses.


La particularité des Stan, c’est ce jeu qu’on peut qualifier de dedans/dehors, un jeu dans lequel la frontière entre la personne qui joue et le personnage est sans cesse franchie, un jeu qui intègre en permanence la réalité de la situation théâtrale, l’ici et maintenant de la représentation. Est-ce que cette approche est mise en jeu autrement avec un texte de Molière ?

Notre jeu se modifie de lui-même en fonction de l'endroit où se trouve le curseur entre la réalité et l'illusion dans chaque pièce que nous travaillons. Parfois, bien sûr, ce lien entre le personnage et l’acteur est plus évident, parfois même le sujet du théâtre est au cœur du spectacle. Lorsqu’il s’agit de Tchékhov ou d’Ibsen, nous jouons "pour de vrai", je me fâche vraiment contre Nora dans Maison de poupée lorsque je découvre la vérité.

Avec les pièces de Molière c’est un peu différent car ce sont avant tout des comédies, et nous voulons ajouter, creuser cette dimension comique. Parfois on se prend juste à vouloir ajouter une blague, c'est aussi bête que ça.


L’humour est toujours très présent dans votre travail.

Oui. Même dans Scènes de la vie conjugale de Bergman, le public riait tout le temps alors que les personnages sur le plateau se déchirent. Le rire est un outil magnifique, que ce soit dans une comédie, une tragédie, une pièce relationnelle ou explicitement politique.

Le rire, loin d’effacer la dimension tragique, vient souvent la souligner et c'est entre ces deux extrêmes que nous essayons toujours de naviguer. Dans ce sens-là, jouer Molière ou Tchékhov n'est pas structurellement différent.


Votre esthétique travaille à effacer ce qu’on pourrait appeler l’ « effet de seuil ». C’est-à-dire que l’actrice ou l’acteur passe sans hiatus apparent entre une phrase très quotidienne adressée au public et le langage du personnage de la fiction. Comment est-ce que cela fonctionne avec la langue de Molière ? Comment est-ce que ça marche lorsque le personnage dit "je ne veux point" ? Est-ce que le seuil est réintroduit ?

Le seuil est parfois bienvenu. Nous choisissons de gommer le seuil parce que nous pensons qu’oublier qui l'on est en montant sur scène incite à mal jouer. Mais une fois cette technique acquise par le comédien ou la comédienne, enjamber la marche fait aussi partie des possibles. Dans le début de The way she dies par exemple (que l’on a pu voir à la Comédie en 2019), je ne pouvais pas m'adresser de façon sympa au public avant le début du spectacle. Le seuil était nécessaire. C’était un choix actif.

Alors bien sûr lorsqu’on prononce une phrase de Molière, le passage entre les niveaux est plus visible qu'avec un scénario de Bergman où l'on peut enchainer sans hiatus une phrase du quotidien et une phrase du texte. Nous choisissons de placer le seuil ou de l’enlever en fonction de la dramaturgie. Avec Molière, on ne va pas faire semblant d'inventer le texte, tout le monde le connaît. On montre qu’on joue, et ce que nous montrons c'est: nous allons vous jouer un texte qui n'a pas comme objectif d’être réaliste et ce texte est un tube que vous connaissez très bien.