Journal

Le théâtre comme espace de l’Autre

Regards de la dramaturge

À propos de la Saison 19-20

Raconter notre histoire, c'est raconter notre époque, ses échappées poétiques mais aussi ses crispations identitaires. Et ouvrir le champ de l’Autre. Oui, les artistes de la Saison 19-20 de la Comédie de Genève parlent avant tout de cela, de l’altérité qui fonde notre humanité, de la rencontre avec l’Autre qui permet de se soustraire à l’enfer de l’identique.

Dans la Grèce du Ve siècle avant J.-C. qui a vu naître l'art dramatique, Dionysos, dieu du théâtre, est aussi emblématiquement le dieu qui incarne la figure de l'Autre – de l'étranger, du vagabond –, celui des habitants de l'Olympe qui personnifie et valorise la différence. L'altérité détermine ainsi l’essence même du théâtre, elle en est à la fois l'origine et l'horizon.

Plus encore, l'altérité en constitue le fonctionnement intrinsèque. Le théâtre est en effet l’espace de l’Autre parce qu’il propose un dispositif singulier et irremplaçable : dans un espace partagé et réel – celui où artistes et public sont en présence, ici et maintenant, dans un même lieu, – apparaît un espace virtuel qui est l’espace de la fiction. L'actrice ou l’acteur a beau être là, devant moi, parfois tout près, ils peuvent même briser ce qu’on appelle le 4e mur (ce mur invisible qui sépare la scène de la salle) et s’adresser à moi, me parler, voire me toucher, ils évoluent néanmoins dans un espace séparé du mien, différent de l’espace de mon quotidien, un espace autre qui devient espace de l’Autre – de son imaginaire, de son histoire, de son discours, de sa sensibilité. Advient alors une expérience à nulle autre pareille, une expérience qui permet d’être ensemble mais séparés, et de se laisser ainsi traverser par une rencontre.

Raconter notre histoire. Saison 2.

Alors, pour cette saison 2, nous vous proposons autant de traversées – théâtrales, musicales, chorégraphiques – qui nous préservent d’un repli triste et stérile dans nos frontières tant intérieures, culturelles, que géographiques.

Ensemble, réinventons avec Alain Platel le Requiem de Mozart en le nourrissant d’influences musicales venues du jazz et d’Afrique de l’ouest.

Allons avec Christiane Jatahy dans des camps de réfugiés, des lieux de transit – en Grèce, en Palestine, au Liban, en Afrique du Sud, en Amazonie –, retracer l’odyssée de femmes, d’hommes et d'enfants qui ont tout quitté à la recherche d’un lieu où se reconstruire.

Redécouvrons autrement la chanson de variété et la danse disco.

Redisons ensemble, encore et encore, les écueils de l’homophobie.

Interrogeons-nous sur le sens et les contresens des missions de pacification en Afrique.

Réfléchissons aux effets du populisme, ici, en Suisse, avec Maya Bösch.

Et réjouissons-nous aussi, avec Pippo Delbono, réjouissons-nous, simplement, de nos différences.

Le théâtre, messager de l’Autre.

Théâtre et démocratie s’inventent plus ou moins en même temps. Peut-être cela fait-il du théâtre un lieu par excellence pour la défendre, cette démocratie, bec et ongles.

Un lieu pour refuser, avec force et plus que jamais, les discours – exclusifs et excluants – qui postulent l’identité plutôt que l’altérité, le Même plutôt que l’Autre.

Un lieu où résister à la tentation d'un « Nous », quel qu'il soit, qui s’opposerait à « Eux », les autres, tous les autres, qui, du fait de leur genre et leur orientation sexuelle, leur appartenance religieuse ou culturelle, leur couleur de peau, leurs opinions politiques, ne seraient pas comme « Nous ».

Un lieu pour combattre l’intégrisme, tous les intégrismes. Y compris, comme les nomme Delphine Horvilleur dans son livre Réflexions sur la question antisémite, les « intégristes de l'intégrité » qui fantasment une complétude que l’autre, par sa différence, viendrait menacer. Sans doute l’intégrisme le mieux partagé, par des religieux comme par des laïcs, par des gens de droite comme de gauche, « d’en haut » comme « d’en bas ».

Grâce à son dispositif particulier qui ne cesse de nous rappeler cette présence de l’altérité qui fait notre richesse, le théâtre a plus que jamais pour mission de briser les polarisations, les oppositions binaires et les simplifications, afin d’ouvrir des voies transversales pour penser le monde. Nous voulons un théâtre qui, à l'image de Dionysos, dieu du théâtre et de l'altérité, soit un messager de l'Autre. Notre saison sera donc dionysiaque, opiniâtrement et obstinément dionysiaque.

Arielle Meyer MacLeod, collaboratrice artistique