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Julie's Party ouvre la saison

Regards de la dramaturge

Ouverture de notre saison, au sens musical du terme, Julie’s Party donne le ton. Celui des enjeux esthétiques et politiques du théâtre auquel nous croyons : un théâtre comme une fête qui déborde la scène pour se déployer partout, un théâtre ancré dans son histoire, un théâtre-laboratoire où s’éprouvent des formes nouvelles. Julie’s Party, une sorte de machine à infidélités, un kaléidoscope de réappropriations, un mobile qui aurait pour titre Mademoiselle Julie et sur lequel viendraient s’accrocher des dispositifs variés, comme autant de lectures différentes.

Nous avons demandé à six artistes que nous aimons, et qui reviendront cette saison, ou les suivantes, de travailler autour, avec, à partir de Mademoiselle Julie de Strindberg. Un hommage complice à Matthias Langhoff, parce que sa Julie nous a scotchés il y a 30 ans dans cette même Comédie, parce que sans lui la nouvelle Comédie ne serait peut-être pas en train de sortir de terre aujourd’hui.

Contestation des formes
 

On connaît l’histoire : une nuit de la St-Jean, mademoiselle Julie s’introduit dans la cuisine et séduit Jean, le valet de son père. Mademoiselle Julie appartient à la première période de Strindberg, celle des tragédies intimistes s’inscrivant dans la lame de fond naturaliste que connaît la littérature européenne sous l’impulsion de Zola et du groupe de Médan.

Dans cette pièce, sa deuxième, il malmène les conventions du théâtre bourgeois et de la pièce bien faite, « il bouscule les règles et les usages de la forme dramatique, en particulier la sacro-sainte répartition en actes et en scènes. De cette table rase sort une forme concentrée : la scène unique, la scène continue et, surtout, la scène ambivalente, puisqu’elle est tout ensemble conjugale et théâtrale, puisque l’hystérie du couple s’y métamorphose en implacable progression dramatique » [Jean-Pierre Sarrazac, Théâtres intimes].
 Strindberg parvient ici à mettre bout-à-bout, sur un rythme précipité, la scène de séduction, la scène de ménage et la scène de séparation, le tout sans ruptures, le temps d’une soirée à peine, presque en temps réel en fait.

L’affrontement de classes


Apparemment fidèle aux vœux aristotéliciens, Strindberg mène l’action dans un seul décor. A l’unité de temps s’ajoute ainsi l'unité de lieu. Mais pas n’importe quel lieu : la cuisine. Exit le salon bourgeois, c’est à l’office que se déroule le drame. Strindberg inverse tout. Ce n’est pas le valet anonyme qui entre dans le salon pour dire « Madame est servie », non, c’est Mademoiselle qui descend dans l’antre des domestiques, le royaume de Christine, la cuisinière.

Inversion de focales aussi : Strindberg montre le monde vu d’« en bas ». A l’instar des maîtres, Jean, le valet, sait danser et séduire. Jean boit du vin tandis que Julie préfère la bière. Mais surtout Jean maîtrise les effets de langage. Il sait parler et raconter. Il exprime dès lors un point de vue inédit au théâtre : il dit l’opinion des domestiques sur les maîtres, il raconte la vie de château aperçue par le trou de la serrure. Ni Julie, ni le public de théâtre n’avait jamais entendu cela.

Le désir féminin


Mademoiselle Julie, c’est aussi et avant tout l’histoire d’une femme qui dit son désir. 
Mais dire son désir, pour une femme, c’est dégringoler. Et c’est bien ainsi que le voit Strindberg. Dans sa préface, il affirme que Julie est un « caractère moderne », ce qui sous sa plume n’a rien de réjouissant. Elle est, dit-il, « une demi-femme, une contemptrice d’hommes ». Un caractère moderne donc, en ce qu’elle incarne la dégénérescence de son temps.

Seule circonstance atténuante selon lui : elle est aussi victime. Pas d’une société patriarcale, évidemment, non, mais de « la dysharmonie familiale provoquée par le crime d’une mère, une victime des errements de l’époque, des circonstances, de sa propre constitution défaillante ». Héroïne dégénérée ou victime de son « milieu » (comme dirait Zola), Julie n’a aucune chance de s’en sortir.
 Strindberg, l’homme aux amours orageuses, le misogyne qui aimait trop les femmes, a néanmoins le mérite d’une sorte de lucidité : s’il ne dénonce pas la situation des femmes, il la voit telle qu’elle est.

Alors s’approprier Mademoiselle Julie aujourd'hui, c’est s’inscrire dans une historicité, indiquant que le problème était déjà posé en 1888 et qu’il n’est toujours pas réglé aujourd’hui. Un double regard qui permet l’opposition – dialectique pourrait-on dire –, et autorise la contestation, celle des genres et des formes. Pour les femmes.

Arielle Meyer MacLeod