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Tchekhov comme vous ne l’avez jamais entendu

Gauche

Timofei Kouliabine ne réécrit pas Les Trois Sœurs, il les traduit. Dans une langue particulière qui utilise des voies inhabituelles. Il traduit Tchekhov en langue des signes.

Une langue théâtrale

Une langue à part entière, à la syntaxe spécifique, qui emprunte un canal, différent des langues orales, reliant le geste et la vision.

Une langue hautement théâtrale en somme, parce qu’elle est avant tout visuelle. Ici, pour se parler, il faut se voir, pour écouter il faut regarder. Dès lors, dans le silence animé des conversations muettes, on entend les corps qui se touchent et s’agitent pour capter l’autre, son regard – et donc son attention –, on entend les corps se voir et se comprendre, et puis s’immobiliser soudain, tendus dans l'écoute, à l’affût des mots signés qui traversent le silence. 

Dans ce silence, non seulement le texte se détache de façon cristalline, palpable presque, mais une lecture nouvelle de Tchekhov affleure. Le monde disloqué qui est le sien, dans lequel les liens sont défaits et le dialogue atomisé, cette dramaturgie du fragment dont il est le précurseur et qui témoigne du décousu de la vie, Kouliabine, en quelque sorte, lui redonne un centre. Parce qu’ici, dans cette fiction où les personnages ne peuvent s’entendre, et bien les êtres se parlent, pour la première fois peut-être. Parce que dans cette langue particulière qui est la leur, il n’est pas possible de s'exprimer « à la cantonade », de lancer des répliques dans le vide. Non, il faut harponner l’autre, aller le chercher, physiquement, lui adresser, au sens fort, son discours. Tout l’inverse d’un dialogue de sourds en somme. Plutôt que d’accentuer la dimension éclatée de l’écriture tchekhovienne qui dit le délitement du monde et des êtres, Kouliabine crée un univers dans lequel semblent évoluer les passagers d'une embarcation certes en perdition, en danger de dispersion, mais qui ne cessent de se battre pour ne pas se perdre, qui tentent avec une énergie inédite de colmater les brèches, pour sauver encore quelque chose d’une vie qui part à vau l’eau. Jamais sans doute la dernière réplique de la pièce, « nous vivrons », n’aura résonné aussi justement. Dans le silence.

Une langue incarnée

Une langue théâtrale aussi parce qu’elle est charnelle, une langue incarnée en somme, qui s’écrit à même le corps. Le ton des langues orales, ce ton qui vient imprimer sa couleur aux mots, indiquer le sentiment qu’au delà du sens ils véhiculent, cette tonalité-là s’imprime dans le mouvement, dans l’intensité du geste, la profondeur d’un visage.

Une langue théâtrale encore parce qu’elle se déploie dans l’espace, un espace qui met en présence des corps qui se voient. De cette particularité, Kouliabine fait une nécessité théâtrale : sur la scène, tout est à vue, toutes les pièces de la maison des Prozorov se dessinent à même le sol, comme dans Dogville de Lars von Trier.

Même le temps, en langue des signes, se conjugue par le biais de l’espace et s'énonce à partir du corps : le passé est derrière et l’avenir devant, le présent à l’endroit où l’on se tient. Une temporalité qui fait écho à celle des personnages de Tchekhov pour qui l’avenir est toujours ailleurs, dans un lieu autre, une utopie.

Une grammaire théâtrale ad hoc

Là où la partie devient d’autant plus intéressante, c’est que le mode d’expression qui prévaut sur la scène n’est pas le même que celui qui préside à la réception du spectacle. 

Le public, dans sa majorité, voit et entend. 

Ainsi Kouliabine ne bouleverse-t-il pas seulement notre lecture de Tchekhov, mais également les codes du théâtre, inventant une grammaire ad hoc pour ce procès de communication hors normes. Nous sommes exhortés à voir les mots, qui s’affichent sur le mur et deviennent ainsi comme le personnage principal de la pièce, nous sommes invités à entendre le silence et ses bruits de fond, et surtout à accepter des conventions inédites : Irina peut bien mettre Miley Cyrus à fond, personne sur scène ne bronche ; ce que nous entendons, nous spectateurs, est inaudible dans cette fiction muette.

Et Kouliabine s’amuse à suivre à la lettre, si l’on peut dire, les didascalies sonores de Tchekhov, en les adaptant. Là où, par exemple, l’auteur indique Macha sifflote doucement une chanson tandis que sa sœur Olga lui intime « arrête de siffler Macha », Kouliabine transpose : Macha tient un sifflet dans sa bouche sans en sortir le moindre bruit. C’est la vision du sifflet qui provoque la réaction de Olga. Alors que quelques instants plus tard, Macha souffle dedans avec toute la force de son désespoir, provoquant un son strident que nul ne voit ni n’entend, si ce n'est le public, et auquel personne, sur scène, ne réagit. 

Lorsque nous lisons le texte qui s’affiche sur le mur, ce silence nous déroute encore, car nous devons parfois balayer la scène des yeux pour comprendre d’où les mots surgissent, qui les prononcent, qui parle.

Une version des Trois Sœurs qui, dans un silence éloquent, nous force à ajuster notre focale, à créer nos propres gros plans. 

Arielle Meyer MacLeod