Journal

Au-delà des mots, les corps

Regards de la dramaturge

Autour du spectacle "Rêve d’automne"

Comme une rêverie enchanteresse au creux de l’hiver, une déambulation incertaine parmi les vivants et les morts. Denis Maillefer revient du 18 au 28 janvier 2024 à la Comédie de Genève, qu’il a codirigée pendant 6 ans, pour présenter sa dernière création : Rêve d’automne. Pour la première fois de sa carrière, il se confronte à l’œuvre de l’auteur et dramaturge norvégien Jon Fosse, heureux lauréat du Prix Nobel de littérature 2023. Entretien avec le metteur en scène.

Jon Fosse fait partie de ces auteurs contemporains en phase de devenir des classiques. Qu’est-ce qui t’intéresse dans son écriture ?

Les textes de Jon Fosse sont du pur théâtre, dans le sens où ils laissent une place considérable au metteur en scène, aux acteurs et aux actrices, ainsi qu’au public. Ce sont des pièces assez énigmatiques, ouvertes, qui ne cherchent pas à refléter le réel. Ce qui se joue se situe entre les lignes, dans les interstices, dans ce qui échappe au texte – Jon Fosse parle de supra-texte – et que le théâtre, la mise en scène théâtrale, va venir combler. Son écriture permet cela : faire entendre des choses au-delà de l’intrigue et des mots.

Jon Fosse a la réputation – à mon avis à tort – d’être cérébral, abscond, sérieux, voire mystique. En répétitions, j’ai découvert qu’il pouvait parfois être très drôle. Et je cherche un peu cela : toucher l’absurde ou l’étrangeté de certaines répliques. Il ne faut pas viser la rationalité avec ce texte, ne pas chercher à savoir. Le plus étonnant dans son écriture, c’est qu’elle semble dépourvue de stratégie, alors que le théâtre est pure stratégie habituellement : il y a toujours une idée, un propos, un point de vue à défendre. Mais pas dans ce texte. Il n’y a aucune tentative de convaincre, de prouver, de démontrer quoi que ce soit.
 

La pièce se déroule dans un cimetière où, de fait, rôde la mort, un thème qui te suit depuis longtemps : en 2018 déjà, avec Mourir, dormir, rêver peut-être, tu t’intéressais au métier de croque-mort. Qu’est-ce que tu cherches dans ce sujet-là ?

Le théâtre parle toujours de la mort. Et donc aussi des vivants, évidemment. En évoquant la mort, on se demande comment on a rempli sa vie, qu’est-ce qui nous survivra. Je m’intéresse à la mort, parce que je m’intéresse à la vie et à ce qui nous relie tous et toutes. Il y a là une tension qui, dans le fond, relève du sacré, du spirituel. Et puis la mort, c’est comme le sexe, on n’en parle pas beaucoup. Or le texte de Fosse réunit ces deux choses : c’est une pièce qui parle à la fois de désir et de la peur de disparaître, du vieillissement.

La mort m’a aussi fasciné par ce qu’elle a de ritualisé. Le théâtre aussi est rituel, un rituel joyeux, vivant, mais un rituel quand même. C’est un endroit régi par toutes sortes de règles et de convenances, auxquelles on adhère ou pas. Ce que je veux faire, avec le théâtre, c’est construire un rituel pour les vivants.


Tout nous échappe dans ce texte : le temps se dérobe, les personnages sont fantomatiques, il y a une forme d’indistinction qui s’étend, inexorable. Comment donner corps et consistance à cette fragilité généralisée ?

Le titre même, Rêve d’automne, pose la question de la réalité de ce qui est décrit : est-ce que tout cela est vrai ou l’a-t-on rêvé ? Est-ce que les personnages se souviennent de quelque chose qui s’est véritablement passé, ou non ? S’agit-il de fantômes qui viennent rejouer des épisodes de leur vie ? Cela est vite vertigineux.

La seule certitude est que ces personnages sont en quête de quelque chose. On sent qu’il y a une urgence, sans qu’on sache forcément laquelle. Une urgence liée à la fuite du temps, mais aussi à la nécessité de parler, de dire ces mots-là. C’est cela que j’essaie de transmettre aux comédiennes et aux comédiens Qui dit urgence, dit énergie, et l’énergie transite forcément par le corps.

Je leur dis aussi d’abandonner toute stratégie, de s’attarder sur les questions plutôt que de tenter de trouver des réponses. Les personnages ne savent pas par avance ce qu’ils vont faire ou dire : ils parlent sans filtre, comme des enfants ou peut-être des défunts. La raison doit être délaissée au profit des sens. Il faut s’évertuer à ressentir plutôt qu’à saisir.


Il y a aussi beaucoup d’humanité et de tendresse dans ces personnages.

Ils sont désarmés, désemparés, dans le doute. Un doute qui s’affiche et qui s’affirme jusque dans le texte et sa musique : les retours à la ligne, les phrases entrecoupées laissent entendre qu’ils n’arrivent jamais à dire ce qu’ils ont à dire. Ce sont des êtres extrêmement touchants, notamment parce qu’ils sont dans une forme d’impudeur : comme ils ne sont sûrs de rien, ils n’ont pas peur de se répéter, ni d’avoir l’air stupide. Ils parlent avec naïveté, sans malice. Leur sincérité les rend touchants et même drôles, parfois. Même si ce n’est pas un texte qui a la réputation d’être drôle.

Comme les pièces de Jon Fosse ne sont pas psychologiques, on a eu tendance, à une certaine époque, à en proposer des lectures très hermétiques, presque nébuleuses. Je ne veux pas être dans cette abstraction lunaire. C’est en réalité une pièce hyper charnelle, hyper physique. Le doute est un puissant moteur, je veux que les comédiennes et comédiens affirment haut et fort leurs incertitudes. Et que cela nous traverse, toutes et tous.
 

Annick Morard
Plume de la Comédie de Genève