Journal

De bruit et de fureur

Regards de la dramaturge

Rencontre avec Séverine Chavrier

Entre thriller domestique et farce givrée, Ils nous ont oubliés est un biotope singulier à la croisée du théâtre, de la musique et de la vidéo – une symphonie théâtrale, plastique et sonore créée par Séverine Chavrier. Rencontre avec la metteuse en scène et nouvelle directrice de la Comédie de Genève.

Vibrations ardentes des timbales de plâtre, bande-son en écho : les bruits, dans Ils nous ont oubliés, viennent diffracter l’espace, le sculpter. Même la vidéo est composée comme une pièce de musique, avec ses rythmes, ses effets de profondeur, son alternance entre le mouvement et le plan fixe.

Musicienne, Séverine Chavrier travaille avec la précision d’une cheffe d’orchestre et fait du son le cœur vibrant de cette plâtrière aux confins du monde dans laquelle Konrad s’est enfermé pour écrire un improbable traité sur l’ouïe.

« Je construis chacun de mes spectacles à partir du son, dit-elle, comme une dramaturgie sonore en quelque sorte. Je ne sais pas faire autrement. Je voudrais parfois que mes spectacles ressemblent plus aux répétitions qui sont de longues improvisations très libres, mais à un moment je finis toujours par composer une partition au cordeau. Je suis musicienne jusque dans ma manière de diriger les actrices et les acteurs. Je ne leur parle pas beaucoup mais j’utilise la musique pour impulser une énergie et scander le temps. Le traité sur l’ouïe que cherche à écrire Konrad m’a permis de traiter les gestes du quotidien à partir de leur texture acoustique. Ça nous a beaucoup amusés. Le silence extérieur produit un vacarme intérieur, dit Konrad, alors que le moindre bruit extérieur lui sert d’excuse pour ne pas travailler. Il procrastine, cherche l’endroit idéal en se persuadant que lorsqu’il l’aura trouvé, il pourra enfin écrire. Le bruit, le vacarme envahit l’âme dans cette plâtrière pourtant à l’écart de tout. J’ai choisi un percussionniste, qui improvise en live, dont j’aime la puissance tellurique. »

Un tréteau sonore

Séverine Chavrier crée donc ses spectacles à partir du son, mais aussi de l’espace. « Le texte vient ensuite, dit-elle. J’emprunte un chemin de contournement, par l’imaginaire. Je crois à l’inconscient de l’acteur, qui s’imprègne du livre mais en restitue quelque chose d’autre. »

Comment faire exister sur scène la plâtrière, ce vaste bâtiment qui est aussi une prison ? « Une vraie gageure scénographique », répond Séverine Chavrier, qu’elle a relevée avec sa scénographe, Louise Sari. Elle voulait un espace qui sonne, une bâtisse en placoplâtre dont la matière friable deviendrait la caisse de résonance des bruits du quotidien. Un espace qui raconte à la fois l’immensité et la claustration.

« L’amplitude de la plâtrière est créée par la réverbération du son, tandis que la vidéo donne au contraire une sensation d’étouffement, comme si les personnages s’enfonçaient dans les murs. La couleur des images, dans les gris, a été travaillée dans ce sens. Une image qui évoque l’idée de pourriture, comme si l’humidité rentrait dans les corps. La dévastation matérielle est aussi un aspect qui me touche beaucoup chez Thomas Bernhard, ces personnages qui se retrouvent dans une détresse matérielle qu’ils n’arrivent pas à gérer. Nous avons choisi de faire de ce bâtiment une scène de théâtre, comme un tréteau sonore. Parce que pour moi, cette histoire tient aussi de la farce. »

Le visible et l’invisible

La première scène du spectacle est emblématique : des rôdeurs cassent les plaques de plâtre qui obturent la plâtrière. La maison alors se révèle, le théâtre advient, et un dispositif scopique se met en place dans lequel les images projetées par des caméras de surveillance exposent en direct les recoins de la bâtisse encore dissimulés au public. Une façon de mettre en tension ce qui fait l’essence même du théâtre, qui articule le visible et l’invisible, le champ et le hors-champ, la scène et la coulisse.

Le travail de la vidéo dans Ils nous ont oubliés ne vient jamais illustrer le récit ; il donne à voir autrement, change les perspectives, mélange les échelles, brouille les frontières entre l’espace mental des protagonistes et leur environnement. Et façonne un univers dans lequel le vrai et le faux cohabitent. Des arbres de sève et d’écorce viennent épaissir une forêt projetée en vidéo, des oiseaux vivants virevoltent autour d’animaux empaillés. L’authentique et le factice se frottent en permanence.

« Il s’agit d’une reconstitution qui a lieu après un meurtre, ajoute Séverine Chavrier. Un acte qui est en soi un acte théâtral, puisqu’il consiste à faire pour de faux ce qui est supposé être vrai. C’est pourquoi la dialectique entre le vrai et le faux est très présente, notamment dans la coprésence de personnages masqués et de mannequins de chiffon. »

L’ambivalence

Ce texte parle à la fois d’isolement et d’envahissement, du silence et du vacarme, du désir de créer et de stérilité, d’amour et de mépris. « L’ambivalence est toujours au cœur de l’œuvre de Thomas Bernhard, » confirme la metteure en scène, qui connaît cette oeuvre intimement pour en avoir déjà monté les fureurs et les mélancolies dans Nous sommes repus mais pas repentis, d’après Déjeuner chez Wittgenstein.

« La relation de couple m’intéressait, un couple qui se tient par la haine. Cette relation met en lumière à la fois l’impunité des gens en bonne santé et l’ambiguïté de ces femmes souffrantes et mutiques, très présentes dans l’oeuvre de Thomas Bernhard. Cet enfermement dans la plâtrière ne pouvait se faire qu’à deux. Dans un lien ambivalent où victime et bourreau sont en miroir. »

L’humour et le burlesque

Thomas Bernhard pratique une forme d’humour très caustique. Une farce grinçante.

« Oui ça pique », rigole la metteuse en scène. Les masques, dans le spectacle, sont-ils une façon de faire exister la dimension de farce ?

« D’une certaine manière, répond-elle. Mais ils servent aussi à faire exister ces visiteurs, ces importuns qui ne cessent de déranger alors même qu’on se trouve en plein milieu de la nature la plus sauvage. Là encore, il y a une ambivalence profonde de la part de Bernhard, son ambivalence face à ces paysages de carte postale de la haute montagne autrichienne. Une ambivalence qui témoigne de l’amour-haine qu’il éprouve pour ce pays.

Il y a là des gardes-chasse, des forestiers, tout un peuple de la campagne dont nous avons révélé l’inquiétante étrangeté à travers les masques et les mannequins.

Konrad ne cesse de se confier à eux comme on peut se livrer à des inconnus au zinc d’un bistrot. Ils incarnent la violence, le désespoir et la mélancolie de Konrad. Sa détresse d’être à la fois enfermé dans sa classe sociale et d’avoir besoin de s’ouvrir au premier venu. Il y a là un hiatus que je trouvais beau.

Ces masques deviennent aussi des doubles de lui-même, comme des apparitions étranges et bizarres. Ils hantent la maison, envahissent l’imaginaire. Peut-être n’existent-ils que dans sa tête à lui…

Certains voient chez Thomas Bernhard une dimension mystique, moi j’y décèle une farce dans laquelle les portes claquent. J’aime que ça joue, que tout joue, y compris la scénographie, l’image et le son. Le théâtre pour moi est avant tout une aire de jeu. Et ici on frappe à la porte. »


Propos recueillis par Arielle Meyer MacLeod