Journal

Entretien avec Amir Reza Koohestani

Regards de la dramaturge

Propos recueillis par Arielle Meyer MacLeod

En 2018, alors qu’il se rendait à Santiago du Chili pour assister à l’un de ses spectacles, Amir Reza Koohestani est arrêté par la police des frontières à l’aéroport de Munich, détenu pendant plusieurs heures avant d’être renvoyé à Téhéran. Il avait dépassé de 5 jours les 90 que son visa l’autorisait à passer dans la zone Schengen au cours des six derniers mois.

Cet épisode a suscité en lui une douleur touchant un point indéfinissable dont, sur le moment, il n’arrive pas à cerner les contours. Une douleur inconnue, impossible à identifier.

Peu après, le théâtre de Hambourg lui demande d’adapter Transit d’Anna Seghers, un roman qui dresse le portrait d’une humanité en déshérence : déserteurs, Juifs, écrivains, artistes et opposants allemands au nazisme – tout ce que la Wehrmacht pourchasse – se trouvent acculés à Marseille, en attente d’un hypothétique embarquement vers la liberté. Embarquement – et espoir – sans cesse ajourné par des déboires administratifs confinant à l’absurde :  il ne suffit pas d’obtenir un visa pour un pays d’accueil, il faut aussi un visa de transit pour les pays traversés, visa qui arrive généralement trop tard, alors que celui du pays d’accueil a déjà expiré. Une humanité coincée dans les cafés de la Cannebière – dont les murs reflètent l’agitation et la panique des fugitifs – qui n’en continue pas moins de vivre, d’espérer, d’aimer, de trahir et de venir en aide. Un roman ample, plein de vie malgré la mort qui rôde.

En lisant le roman, Amir reconnaît le point douloureux, dont la racine se situe là, exactement, dans le cul-de-sac d’une zone de transit.

De cette coïncidence entre son expérience et la matière du roman, il décide de faire un spectacle. Une histoire à cheval sur deux temporalités dans laquelle un personnage, Amir, metteur en scène iranien, se voit parqué en 2018 dans la salle dite « d’attente » d’un aéroport européen où surgissent d’autres personnages, en transit, ceux du roman d’Anna Seghers qui, en 1940, attendent, eux, d’embarquer vers ailleurs pour survivre.

ENTRETIEN avec Amir Reza Koohestani

Vous mettez en scène votre propre personnage, joué par une actrice, et le faites avec une certaine autodérision.

Oui absolument. Parce que je n'ai aucune légitimité à m’ériger en représentant des immigrés d'aujourd'hui. Les réfugiés, les immigrés, sont en Grèce, dans la Méditerranée ou à la frontière hongroise.

Cette expérience, pour moi, a été seulement une sorte d’expérimentation in vitro, comme lorsqu’on se trouve dans le train fantôme d’un parc d'attractions : on se fait peur pendant une minute, on s'imagine ce qu'est l'horreur tout en sachant très bien que le bout du tunnel n'est pas loin.

Moi je n’avais rien à perdre, ils allaient seulement me renvoyer à Téhéran et, comme je le dis dans le texte, le soir même j’allais dormir dans mon lit et trouver un frigo plein.

Mais j’étais à côté de gens qui, s’ils étaient renvoyés chez eux, perdaient tout, et parfois la vie.

En anglais, pour désigner ces migrants extradés, on dit deported, comme les populations envoyées en 1940 dans les camps de la mort. 

Ce que j’ai pu percevoir là-bas, dans cette salle d’attente où je n’ai été gardé que quelques heures, c'est un système assez effrayant qui sait parfaitement ne pas être surveillé, et qui utilise en toute conscience le mot de déportation pour parler du sort des gens qu’il refoule à la frontière.


En Transit, votre spectacle, explore une double temporalité et passe, sans transition si je puis dire, de 2018 à 1940.

Cette double temporalité vient de ce que j’ai ressenti en lisant le roman d’Anna Seghers peu après l’incident à l’aéroport de Munich.

En tant qu’Iranien qui voyage, j’ai passé ma vie à aller dans les ambassades, à discuter avec des agents territoriaux, à fournir des preuves de ma bonne volonté, à recevoir des visas, à engager des démarches pour pouvoir me déplacer.

En lisant le roman de Seghers, je découvre des personnages soumis exactement aux mêmes procédures, ils doivent se justifier, montrer patte blanche, obtenir l’accord de telle ou telle personne, de tel ou tel service pour pouvoir se déplacer et éviter la mort.

En 1940, c’étaient des Occidentaux, des Européens qui faisaient ces démarches, des Polonais, des Allemands, des Français qui voulaient se réfugier en Iran ou en Amérique du Sud. Les gens fuyaient de l’Europe, aujourd’hui les migrants fuient vers l’Europe, et sont soumis aux mêmes procédures.

La double temporalité du spectacle se situe exactement à cet endroit-là, dans ce lieu de convergence où toute la pièce se déroule : une zone de transit, c’est-à-dire un non-lieu, un purgatoire qui traverse les époques.

J’ai opéré une sorte de tissage, dont les fils sont très intimement liés, sans pour autant me livrer à une architecture savante. Je ne me suis pas dit tiens cette situation renvoie à telle autre, ou telle personne est le reflet de telle autre. Non, je me suis laissé guider par des correspondances poétiques pour créer une circulation entre les deux espace-temps.  

Il y a d’abord une avocate qui tente simultanément de venir en aide à des réfugiés dans un aéroport en 2018 et à ceux bloqués dans un port en 1940. Cette figure-là en engendre d’autres, la circulation devient de plus en plus étroite entre les deux temporalités, pour indiquer que ce qui se joue, finalement, est toujours la même histoire.


En toile de fond du roman d’Anna Seghers, il y a l’absurdité kafkaïenne à laquelle sont soumis des individus ballottés d'administration en administration pour obtenir visas, attestations et autres sauf-conduits. Vous insistez sur cette dimension de l’absurde.

Absolument. La situation dans laquelle je me suis retrouvé en 2018 était absurde, risible même à plus d’un titre. Je me suis trouvé coincé à l'aéroport de Munich alors que depuis plus de 20 ans je présente en Europe, et notamment dans cette même ville de Munich, des spectacles dans lesquels apparaissent toujours des personnages obligés de partir, des êtres en transit.

C'était non seulement absurde parce que je me retrouvais dans la situation de mes personnages, mais surtout risible parce que je me suis demandé à quoi ça sert de monter des pièces qui traitent de ces questions. Tout le monde vient faire clap clap, c'est merveilleux, c'est très bien, on est tous d'accord sur le fond, mais finalement rien ne change. La personne qui me coince à l'aéroport ne vient pas voir ces pièces-là. À travers l’absurdité de la situation dans laquelle je me suis retrouvé, c’est l’absurdité de tout ce à quoi je croyais qui m’a sauté aux yeux : toute cette production artistique, tout ce débat, toute cette réflexion ne change strictement rien à rien, n'a aucune influence sur la réalité des faits qui restent les mêmes.

Dans le roman de Anna Seghers il y a un personnage qui incarne à elle seule l’absurdité des situations auxquelles sont confrontés les hommes et les femmes bloqués dans ces zones de transit. C’est la femme aux deux chiens, que rencontre Amir, mon double dans la pièce. Une femme soumise à une situation rocambolesque.  Pour obtenir son visa pour l’Amérique, il lui faut une attestation de bonne conduite témoignant qu’elle n’a jamais détourné d'argent, qu’elle maudit le pacte germano-soviétique, n’a jamais eu la moindre sympathie pour les communistes et n'en aura jamais, qu’elle ne reçoit pas d'homme dans sa chambre, bref qu’elle a toujours mené et mènera toujours une vie irréprochable. Elle l’obtient d’un couple d’Américains à qui elle promet en échange de s’occuper de leurs deux chiens et de les ramener en Amérique. Mais les deux chiens deviennent eux-mêmes un obstacle pour embarquer tout en étant la condition pour obtenir un visa. Alors elle continue à les bichonner et les nourrir alors qu’elle-même n’a pas de quoi manger. Y a-t­­-il une meilleure définition de l’absurde ? Cet absurde ouvre sur le tragique.


En Transit se situe entièrement à la frontière, dans un non-lieu comme vous dites. Les personnages qui s’y croisent parlent tous et toutes des langues différentes – français, anglais, farsi et même portugais. Vous insistez sur le brouillage des langues, qui empêche de se parler mais permet parfois de se comprendre malgré tout. 

Oui, le langage ne m'intéresse que pour m’en débarrasser parce qu’il est, pour moi, ce qui empêche l'accès à la personne.

Raison pour laquelle j'écris toujours des textes qui sont imparfaits, lacunaires, faits de bric et de broc, pour que le personnage ne soit pas enfoui sous le texte. En cela, je reste très influencé par Beckett, par son désir d’effondrement de la langue, son effort de simplifier la parole jusqu’au point où il serait possible de s’en dispenser.

Mes comédiennes, tout comme les personnages de la pièce, ne parlent pas toutes la même langue, et c’est très intéressant, parce qu’en l’absence du confort que procure une langue commune, nous devons trouver d’autres moyens pour nous comprendre.  


Au brouillage des langues, vous ajoutez aussi celui des genres, puisque tous vos personnages, hommes et femmes, sont joués par quatre comédiennes. Pourquoi ?

L’idée s’est imposée de manière assez simple. C’est la première fois que je mets en scène mon propre personnage, il fallait donc que je trouve quelqu’un pour jouer mon rôle, et franchement ce n’est pas un cadeau de jouer Moi. Je passais en revue tous les comédiens de mon entourage, et puis tout à coup je me suis dit : mais pourquoi faudrait-il absolument que ce soit un homme, on est au théâtre, on peut faire ce qu’on veut, et l’acteur qui me connaît le mieux est une actrice, c’est Mahin Sadri, ma complice depuis toujours. Si quelqu’un peut percevoir tous les dédales de mon personnage, c’est bien elle ! Dès lors, j’ai décidé que les autres personnages masculins seraient aussi joués par des femmes, ce n’est pas plus compliqué cela, cette question du genre n’est pas vraiment un enjeu.

Et puis je vais à nouveau paraphraser Beckett :  il disait que les quatre hommes de En attendant Godot représentent l'humanité tout entière. Moi, pour représenter cette humanité, j’ai choisi quatre femmes. En fait, de même que je veux dépasser l'aspect anecdotique de la langue, je veux aussi dépasser l'anecdote du genre pour essayer d'accéder à quelque chose de plus profond.