Journal

Entretien avec Daria Deflorian et Antonio Tagliarini

Regards de la dramaturge

Propos recueillis par Mélanie Drouère

Inspiré par Ginger et Fred de Fellini, Nous aurons encore l’occasion de danser ensemble fait de la danse son cœur palpitant. Un spectacle à découvrir à la Comédie de Genève du 24 au 28 novembre 2021.

À l’écran, deux monstres sacrés, Giulietta Masina et Marcello Mastroianni, jouent Amelia et Pippo, un duo de danseuse et danseur de claquettes emblématique, connu dans les années 1940 sous le nom de Ginger et Fred, en référence à Ginger Rogers et Fred Astaire dont ils reprennent les costumes et les chorégraphies.

Dans un jeu de poupées russes, le couple Daria Deflorian & Antonio Tagliarini suit les pas de Giulietta Masina et de Marcello Mastroianni, incarnant tantôt Amelia et Pippo, tantôt Ginger et Fred. Trois couples traversent le plateau, comme les trois âges de la vie, trois couples qui peut-être n’en font qu’un, s’interrogeant sur le destin de l’art et des artistes.

Mélanie Drouère a rencontré Daria Deflorian & Antonio Tagliarini dans le cadre du Festival d’Automne 2021 à Paris. Voici quelques extraits de cet entretien.

Que représentent pour vous ces personnages de Pippo et Amelia ?

Pippo et Amelia sont deux belles personnes, pures, même dans leurs contradictions, qui ont une vocation, un engagement qui va au-delà des résultats obtenus. Deux personnes qui parlent de claquettes avec une passion que le temps n'a pas altérée. Amelia semble être de prime abord une petite-bourgeoise terne et dénuée de charme, alors qu’elle est extraordinaire par son ouverture d'esprit et sa capacité d'écoute de tout et de tous, et même dans sa perception d'elle-même, elle est d'une grande sincérité. Pippo, lui, est têtu, peut-être n'avait-il pas un grand talent, mais il a travaillé, s'est engagé toute sa vie. Pippo est un homme indécis, se noyant ici dans l'alcool, là dans sa vanité. C'est un grand artiste malheureux. En dépit des "défaites", il fait partie de ceux qui réussissent à ré-imaginer un avenir après chaque chute.


Et Marcello Mastroianni et Giulietta Masina, qui les incarnent ?

Marcello Mastroianni est un immense acteur. Son charme, son air de séducteur tombé des nues, ont toujours fait partie de notre imaginaire. Alors bien sûr, le voir ainsi dans le film, si vieux, si chauve, si ridicule, est destabilisant. On sait que Fellini l'a habillé de ses propres vêtements, a demandé que ses cheveux soient éclaircis avec une pince à épiler pour qu'il lui ressemble. On sait aussi que Fellini et Masina n'avaient pas travaillé ensemble depuis trente ans, tout comme Pippo et Amelia. Nous ne voyons donc pas seulement sur scène les deux alter-ego du réalisateur réunis pour la première fois, nous y devinons aussi un dialogue souterrain de corps âgés qui se sont connus toute leur vie. Giulietta Masina est une artiste très intéressante à observer, à mieux connaître. La lecture de quelques biographies à son sujet nous a rappelé combien il a pu être difficile pour elle de travailler à cette époque, même en étant l'épouse de Federico Fellini, elle qui était une femme menue, apparemment peu séduisante. La Masina est une grande actrice qui méritait une plus grande carrière.

Quel a été le processus d'écriture de la pièce ?

Dans notre manière de travailler, tout se fait en même temps et dans un mouvement d’oscillation continue entre nos intentions premières, nos buts et les accidents, les miracles qui adviennent en cours de travail au plateau. Chaque fois que nous basculons d'un côté, nous essayons de trouver un nouvel équilibre, même précaire.
Dans cette pièce, nous sommes six, certains sont des interprètes avec qui nous avons déjà travaillé, d'autres sont pour la première fois sur scène avec nous. La première étape importante est de créer le groupe. La façon dont cela se produit est toujours assez énigmatique... Mais à un moment, nous en prenons conscience, ça y est : nous devenons un monde, avec son propre langage, ses habitudes, ses rituels. La création du groupe et l'appropriation du matériau de départ se sont déroulés dans un même mouvement. Nous nous sommes rencontrés à travers Ginger et Fred de Federico Fellini et même temps au-delà du film de Fellini, dans les questions que ce film soulevait.

Le titre de votre pièce prend le contrepied d’une phrase qu’Amelia dit à Pippo à la fin du film : “Je ne crois pas que nous aurons encore l’occasion de danser ensemble”.  Pouvez-vous nous l'expliquer ?

Lorsque, parmi les nombreuses possibilités de titres que nous avions imaginées, nous avons retenu cette phrase qu'Amelia dit à Pippo vers la fin du film, nous avons beaucoup discuté pour savoir sur fallait la laisser telle qu’elle apparaît dans le film ou en inverser le sens. On était en pleine deuxième vague de la pandémie... Un immense besoin nous a saisi de voir des corps danser ensemble et s'embrasser à nouveau.

Dans À l’infini Fellini, Goffredo Fofi décrit l'artiste comme étant “notre meilleur anthropologue et l’un de nos plus grands moralistes” : qu'en pensez-vous ?

En Italie, le centenaire de la naissance de Fellini a mis en lumière de nombreux matériaux. Il y a eu, et il y a toujours, des conférences, des expositions, des documentaires. Le réalisateur que nous connaissons a également beaucoup dit et écrit, il s'est exprimé sur des questions liées à l'art mais aussi à la manière d'être au monde, et l'a toujours fait de manière percutante, drôle, surprenante.

Nous pensons que Goffredo Fofi a raison : anthropologue, Fellini l'a certainement été dans nombre de ses films, à commencer par le plus célèbre de tous, La Dolce vita. D’après les extraordinaires recherches ethnologiques menées par Ernesto De Martino sur les survivances d'une culture magique et rituelle dans notre sud, tout se passe comme si, en Italie, ce sont surtout des artistes et des écrivains qui ont raconté les contradictions du processus de modernisation d'une société passée presque sans transition du monde paysan à l'univers industriel. Piergiorgio Giacchè, un anthropologue, dit à juste titre que Fellini et Pasolini ont été les deux grands observateurs de l'âme italienne de la seconde moitié du XXe siècle : le premier uniquement avec les outils du cinéma, en pur artiste, le second en intégrant le cinéma dans une œuvre à la fois poétique et prophétique. En Italie, nous n'avions pas La Société du spectacle de Guy Debord, mais nous avons eu 8 ½ de Fellini.

C'est aussi à la fois un travail sur le couple et un travail sur le dialogue. Pouvez-vous expliciter le lien entre ces deux dimensions ?

Le travail sur le couple et le travail sur le dialogue se sont entremêlés au cours du processus de travail. Sans jamais oublier la singularité de chaque interprète, nous avons essayé de mettre en évidence le lien entre les individus. Lien constitué de différences, d'affrontements, mais aussi de soutien et de plaisir. En répétitions, nous avons d'abord exploré le dialogue entre les corps, par la danse. Aujourd'hui, dans nos sociétés, les gens ont pris l'habitude de danser seuls : c'est pourquoi, en répétitions, nous avons au contraire expérimenté des danses de couple, en étudiant en particulier ce petit temps qui s'écoule entre le moment où chacun est encore seul dans l'espace mais sur le point de toucher l'autre, de l'embrasser, et cet autre temps, tout aussi précieux, où l'on se détache, pour se retrouver de nouveau seul.