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Entretien avec la Cie Les Fondateurs, autour de leur spectacle Les Bovary

Regards de la dramaturge

Propos recueillis par Arielle Meyer MacLeod

En 2019, à la Comédie des Philosophes, vous vous étiez pour la première fois confrontés à des textes classiques, Tartuffe et Don Juan de Molière. Aujourd’hui vous vous attelez à une œuvre romanesque, Madame Bovary de Flaubert.
 

Pourquoi un roman ?

Avec les Molière, nous voulions nous confronter à un matériau éloigné de nous, tant par l'époque que par la forme. Nous voulions voir comment notre groupe, notre manière d'aborder le théâtre, entrait en résonance avec ces textes.

Avec Madame Bovary nous continuons le travail de rencontre avec des auteurs, mais ce travail est complètement différent. Nous n’avons pas ici de texte théâtral, mais une histoire à raconter. Pour cela nous devons réinventer une manière de répéter, d'écrire au plateau. C’est une toute nouvelle expérience qui nous galvanise.

Madame Bovary s'est imposée à nous en tant qu'œuvre, profonde, tragique, corrosive et drôle, et pour le défi théâtral que ce roman représente.


Comment passer du roman au théâtre ?

Il ne s’agit pas d’une adaptation du roman. Nous désirons, bien sûr, que l'histoire du livre soit racontée, mais la matière qui nous intéresse avant tout est notre émotion et sensation de lecteurs de cette histoire. Notre défi est de créer une incarnation scénique et collective de ce que nous transmet ce livre. C'est l'esprit de l'œuvre, son humour, sa vision des humains, que nous désirons reproduire sur scène avant tout.


La démarche des Fondateurs est singulière, et n’appartient qu’à vous. Vous partez toujours du plateau, de la situation réelle du théâtre où évolue un groupe d’acteurs et d’actrices pour construire – littéralement – construire à vue une histoire et le décor de cette histoire. Comment cette démarche va-t-elle s’inscrire dans ce nouveau projet ?

Pour ce projet nous avons changé notre manière d'aborder la construction scénographique. Nos protagonistes constituent toujours une micro-société scénique, mais ils se retrouvent cette fois-ci, pour la première fois, dans un décor, une cuisine comme lieu de vie dans lequel ils évoluent ensemble. Cette cuisine est un lieu clos, comme l’est l’univers des personnages du livre.

Dans cette cuisine, les personnages imagient leur spectacle idéal. Ce petit groupe a pour tâche une hypothétique adaptation de Madame Bovary au théâtre. Ils décrivent donc des décors, des costumes, des effets spéciaux. Si dans les Molière les acteurs construisaient le décor à vue sans en parler, ici c'est le contraire, ils ne font qu'en parler sans le construire. La scénographie reste donc au centre de notre processus.


Vous avez choisi pour titre Les Bovary, là où Flaubert, lui, insistait sur le personnage de Emma, Madame Bovary. Pourquoi ? Est-ce pour rendre à Charles Bovary la place qu’il mérite dans ce récit ?

Oui, il est vrai que ces deux personnages nous touchent tout autant l'un que l'autre. Nous focalisons notre récit sur le couple des Bovary, qui nous semblent être l'axe du roman, comme deux pôles antagonistes d'un aimant, autour de quoi le reste tourne. Mais ce titre parle aussi des protagonistes de notre pièce, qui sont tous tantôt des Emma, tantôt des Charles. Ils peuvent tout autant inventer des scénographies folles et mégalomanes ou se contenter de la joie que peut apporter une petite idée sans prétention.


Madame Bovary est un roman dont le personnage principal, Emma, élabore sa vision du monde à partir des romans qu’elle lit. Ce faisant elle va de frustrations en désillusions parce, précisément, sa vie n’est pas un roman... Flaubert lui-même désignait le « bovarysme » comme étant « la rencontre des idéaux romantiques face à la petitesse des choses de la réalité ». Qu’est pour vous le « bovarysme » ? comment résonne-t-il dans le monde d’aujourd’hui ? Comment traiter ce thème romanesque au théâtre ?

Faut-il "viser les étoiles pour, au pire, atteindre la lune" comme dit l'adage, ou plutôt adapter ses rêves à ce qui est réalisable, afin d'avoir une chance de les voir aboutir ? Dans notre spectacle, nous transposons ces questions à l'acte de création artistique, en mettant en scène des gens qui sont précisément tiraillés entre leurs rêves artistiques et la trivialité du réel.

Emma est parfois réduite à une écervelée qui se perd dans ses romans à l'eau de rose. Charles est vu comme un homme ennuyeux et sans aucune ambition. Bien sûr, il peut y avoir une part de vrai là-dedans, mais ce n'est pas si simple. Pour nous Charles est aussi un homme aimant, généreux, gentil. Il a aussi le talent d'aimer sa vie quotidienne, d'accepter, en quelque sorte, sa condition humaine et sa vacuité. Emma, elle, est aussi la seule flamme qui brûle encore à Yonville, parmi tous ces bourgeois infatués. Elle essaie de transcender son existence. Emma n'est pas une héroïne, c'est une femme comme tant d'autres, qui aurait voulu des passions, des ouragans et qui s'est brûlée à la flamme de ses propres rêves.

Cette contradiction entre idéal et réalité qui définit le bovarysme, à nos yeux, réside en chacun de nous. C'est une bataille intérieure autant que sociétale et politique, qui aboutit à des compromis ni grandioses ni minables, qu'on finit par appeler la vie.


Flaubert dit à propos de Madame Bovary : « Ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, […] un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible ». Comment ce rien peut-il exister au théâtre ? Est-ce un enjeu pour vous ?

Il est bien sûr passionnant d'imaginer une œuvre "sur rien", qui n'existerait que par sa forme. Mais une telle œuvre peut-elle réellement exister ? Si on lit bien cette citation, on peut voir que Flaubert écrit "...un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible".  Le mot "presque" apparaît deux fois, ce qui, venant de Flaubert, ne peut pas être fortuit. La nuance est de taille, car elle révèle que le souhait de l'auteur n'était pas tant de faire disparaître le sujet au profit du style, mais plutôt de faire du style l'élément prépondérant, le ciment qui "tiendrait" le livre par "sa force interne". Le sujet alors, loin de disparaître, pourrait exister grâce au style. C'est, pour nous, ce qui se passe à la lecture de Madame Bovary, un roman qui pourrait être résumé en deux lignes et qui pourtant n'en finit pas de nous surprendre au fil des siècles. Madame Bovary est loin d'être un livre sans sujet, son sujet réside dans chaque phrase de l'auteur, dans chaque description, chaque dialogue. C'est le style qui raconte, qui nous fait ressentir tout le drame et l'ironie des situations et des destins. Sans le style, pas de roman, et donc pas de sujet.

Scéniquement, notre enjeu a toujours été de raconter grâce à la forme. Notre collaboration entre scénographie et mise en scène en est l’illustration. Pour nous il n'y a pas de frontière entre le "fond" et la "forme", dans le sens où la forme est à la fois poétique et sémantique. Notre désir le plus fort ? Que notre manière de raconter en dise toujours plus sur nous que tout ce que l’on peut en dire.