Journal

Entretien avec Ludovic Chazaud

Regards de la dramaturge

Autour du spectacle "La Belle et la bête"

C’est l’histoire d’Isabella qu’on appelait Bella et que sa petite-fille interroge. C’est l’histoire de sa vie, de ses amours passées, de baisers volés et de baisers offerts. Une histoire de femme d’un autre temps, une vie de rêves et de sacrifices, dans la brume des souvenirs. Et des regards croisés sur ce que signifie aimer, s’abandonner. Une histoire de fleurs. Une histoire d’épines.  

En mêlant le récit documentaire à la fable, Ludovic Chazaud revisite La Belle et la bête pour faire surgir le fantastique dans le quotidien. Il raconte comment nos vies flirtent avec les contes. Et comment les contes rattrapent parfois nos vies. Son spectacle est à l'affiche de la Comédie de Genève du 17 au 25 novembre 2023.


Pourquoi La Belle et la Bête ?

Ma fille rôdait autour du conte. Elle y revenait en permanence, ne voulait que celui-ci alors que nous en avions exploré bien d’autres. On ne savait pas pourquoi.

J’ai appris plus tard que c’était un conte qui fascinait aussi ma petite sœur lorsqu’elle était enfant.

Et puis, dans le sillage du mouvement #Me Too, en lisant les analyses qui en étaient faites, j’ai voulu, à travers ce conte, me poser les questions de l’amour et du couple, pour essayer de comprendre ce qu’on en attend.


Comme dans Sarah mon histoire vraie (1) que l’on a pu voir à la Comédie en 2018, vous floutez la frontière entre la réalité et la fiction tout en montrant les coutures du processus.

Oui, le spectacle intercale la forme du documentaire, dans lequel une grand-mère raconte son histoire de son point de vue à elle, avec le conte qui permet de mettre à distance ce réel par le biais de la fiction.

Je voulais parler du regard qu’on porte sur une histoire, que ce soit un récit familial ou une légende qui traverse les âges. M’interroger sur la manière dont on se réapproprie ces histoires, dont on les interprète à partir de qui nous sommes.

On colmate souvent les failles d’un récit par d’autres récits, d’autres images. C’est cela qui m’intrigue, la façon dont les contes viennent étayer nos histoires personnelles et, inversement, la façon dont ils sont nourris par elles.


Ce qui vous intéresse, il me semble, c’est à la fois de raconter des histoires mais aussi de montrer comment les histoires se racontent. Une mise en lumière de l’acte même de la narration.

Oui. J’enseigne beaucoup, dans différentes structures, que ce soit au Conservatoire de Genève ou au Théâtre du Loup, et mon enseignement repose entièrement sur cette question : Comment raconter ? Comment créer un récit qui implique autant celles et ceux qui racontent que ceux qui les regardent. Comment le point de vue de l’acteur ou l’actrice va modifier le point de vue du public sur l’histoire elle-même.

Et pour cela il faut mettre en place un dispositif qui montre l’enquête que nous menons et la question centrale que nous nous posons : qu’est-ce qu’un récit et comment nous en sommes arrivés à raconter ce récit-là, de cette manière-là.

La magie vient des effets du théâtre mais il faut apprendre à en voir les ficelles pour pouvoir se dire Je connais cette ficelle-là. Selon moi, cela rapproche l’histoire du cœur.


Est-ce que cela veut dire que tous et toutes, nous modifions les contes par nos regards singuliers ?

La Belle et la Bête a été raconté à différentes époques et chacune a porté un regard différent sur les personnages. Je cherche à comprendre comment les contes peuvent encore avoir leur place dans nos imaginaires, bien que certains de leurs traits récurrents soient aujourd’hui problématiques – les mauvaises fées sont des femmes très stéréotypées et les jeunes filles attendent toujours un prince charmant.

Je ne pense pas qu’on doive pour autant jeter ces histoires, ni même les transformer pour les rendre plus convenables – bien qu’évidemment ce soit intéressant de les raconter différemment à partir de la même trame. J’essaye de trouver quel point de vue on peut porter sur un conte en intégrant les questions qui nous traversent aujourd’hui.

On ne peut pas changer les histoires passées, mais on peut les éclairer de nouveaux regards, les faire résonner différemment. On ne peut pas changer l’histoire d’amour d’une grand-mère mais on peut la raconter sans jugement depuis le temps qui est le nôtre.

Cette question du point de vue est d’ailleurs au cœur du conte :  la Belle métamorphose la Bête par son regard. Quel regard porte-t-on sur l’autre ? et comment ce regard a-t-il le pouvoir de le transformer ? C’est aussi de cela que parle ce conte.


Qu'est-ce qui, dans ce conte, nous parle aujourd'hui ?

La réponse, je l’ai trouvée en lisant Au non des femmes de Jennifer Tamas. Elle montre combien certains contes, et celui-ci en particulier, mettent en avant le pouvoir qu’ont les femmes de dire Non. La Belle dit non, et la Bête entend et prend ce non en considération. Cet aspect du conte a été amoindri dans ses versions modernes, que ce soit le film de Cocteau ou l’adaptation de Disney, dans lesquelles la Belle est très soumise et ne choisit pas son destin. Ce conte nous offre une belle histoire sur le consentement et la liberté des femmes à dire non.
 

Votre façon de frotter la fiction et le réel, par contamination pourrait-on dire, est passionnante. À la faveur d’une ellipse dans le récit documentaire, le réel bascule petit à petit dans la fiction.

Oui, la fiction nous aide à remplir les failles du réel.
 

Propos recueillis par Arielle Meyer MacLeod