Journal

Entretien avec Nina Negri

Regards de la dramaturge

Autour du spectacle "Violence Forest"

Avec Violence Forest, à l'affiche de la Comédie du 19 au 23 mars 2024, Nina Negri pose un regard tendre et complice sur Merry, personnage tiré du roman Pastorale américaine de Philip Roth. Entre extrémisme militant, révolte féministe et engagement écologique, la metteuse en scène réinterprète la biographie de Merry à la lumière des violences qui traversent nos réalités contemporaines.


Nina Negri, est-ce un sentiment de colère qui a présidé à la création de ce spectacle ?

Effectivement, il y a de la colère en moi, liée à diverses expériences tant personnelles que professionnelles. En 2001, j’ai notamment participé aux journées contre le G8 à Gênes, où un jeune, Carlo Giuliani, a été tué. J’ai ensuite dû faire face à la violence policière lors de nombreuses manifestations en France. Par ailleurs, j’ai été comédienne pendant dix ans en Italie et en France, à une époque où le harcèlement, la sexualisation du rapport entre le metteur en scène et la comédienne, étaient la norme – une norme heureusement dénoncée depuis. Donc oui, il y a de la colère face à la violence de l’Etat, face à la crise écologique et face à ce qui se passe dans le monde actuellement. Mais le spectacle aborde moins la colère proprement dite que la transformation de cette colère. Que faire aujourd’hui ? Par la lecture d’autrices contemporaines, telles que Dorothy Allison, Myriam Bahaffou, Audre Lorde, Elodie Petit, Adrienne Rich ou Fatima Ouassak, entre autres, j’ai cherché à transformer cette violence en un rapport différent au monde, nourri de soin, d’attention aux autres, de vulnérabilité et de jouissance, ce qui n’empêche en rien la nécessité de la désobéissance civile et de la lutte collective. Je suis fondamentalement persuadée que des formes de résistance et de nouvelles façons d’être et d’agir restent à inventer.


De Pastorale américaine, le roman de Philippe Roth, vous ne gardez qu’un seul personnage, celui de Merry. Pourquoi ce choix ?

Il a fallu extraire Merry d’un double regard masculin posé sur elle dans le roman, à savoir celui du père et celui de l’écrivain, qui conditionnent complètement notre lecture. Je voulais la libérer de ce que, dans le domaine du cinéma, on appelle le « male gaze » : redonner une subjectivité plurielle à cette jeune femme, pour faire entendre l’hétérogène dont nous sommes tissées, les montages de voix et d’affects qui nous constituent, et le vertige que ça procure dans la perception.

Ce roman, je l’ai lu plusieurs fois. À l’adolescence, j’étais touchée par le personnage de Merry et impressionnée par la description de la faillite du rêve américain ; à 20 ans, ça a déjà commencé à grincer ; à la 3e lecture, ce n’était juste plus tenable. Toute la trajectoire de Merry, tous ses choix nous sont donnés par un prisme binaire et selon des schémas traditionnels d’interprétation de la violence - du trauma jusqu'à la question de genre. J’ai eu besoin d’imaginer d’autres voies possibles pour Merry, et de l’extirper de cette vision patriarcale et très œdipienne. Pas de justification, pas de cause unique, mais une constellation de raisons et de nécessités, non unifiées.


Dans votre précédent spectacle, Sous influence, vous aviez déjà pris le parti d’une héroïne malmenée par la vie, soit Mabel dans Une femme sous influence de John Cassavetes.

Je crois que c’est une obsession chez moi de partir de chefs-d’œuvre classiques ou modernes réalisés par des « maîtres » du cinéma ou de la littérature, et de renverser le paradigme. Certes, ce n’est pas évident de retourner un matériau plus ou moins réactionnaire pour en extraire un autre point de vue, ainsi que des chemins de singularité et de radicalité, mais c’est souvent ce à quoi je m’attelle dans mon travail. Pour le faire, je me concentre notamment sur des figures minorisées, sexisées ou racisées, qui pendant longtemps n’ont pas eu de place.


Comment le processus d’écriture du spectacle s’est-il mis en place?

Avec la comédienne Laura den Hondt, avec qui je collabore pour la troisième fois, nous avons cherché des points de rencontre entre la trajectoire de Merry et nos propres parcours. La dramaturge Marion Stoufflet s’est aussi prêtée au jeu, dans un processus d’écriture collective, qui intègre aussi les travaux et les trajectoires d’autrices féministes qui questionnent la violence, l’écologie, l’éco-féminisme. Nous visons une forme de porosité entre fiction et réel, entre ce qui se passe au plateau et ce qui se joue dans nos vies. Qu'est-ce qui nous reste étranger et qu'est-ce qu'on incorpore, quelles sont les voix qui nous ventriloquent et comment se débat-on avec elles, comment les vérités éprouvées se déplacent et nous métamorphosent ? En découle un spectacle performatif, dans lequel Laura est traversée par de multiples voix : la sienne, la mienne, celle de Merry, celles des autrices que nous lisons, qu’elles soient poétiques ou politiques, celles que nous imaginons ou rêvons.


Ce coulissage entre la fiction et le réel, est-ce un moyen pour vous de repenser la question du vrai et du faux, la question de l’illusion théâtrale ?

Cette question m’intéresse, par toutes les possibilités formelles qu’elle ouvre. Combien de vies vivons-nous ? Et combien de vies vivons-nous en même temps ? On voudrait jouer sur le plateau comme on jouerait à tirer des cartes : on devient tout ce qu’on dit - le temps de le dire au moins ! L’essentiel n’est pas que toutes ces paroles que Laura adresse, slame ou chante, soient les siennes, mais qu’elle soit impactée au présent par elles. C’est en ce sens qu’on peut parler de théâtralité performative, même si tout est écrit et parfaitement ciselé.


Dans le roman, Merry trouve un apaisement dans un rapport privilégié à la nature. Votre approche de la question écologique est plus nuancée.

Dans le livre, l’héroïne adhère finalement au jaïnisme (une religion née en Inde et récupérée par les Occidentaux dans les années 1970) et se voit moralement réhabilitée par ce rapport à la nature qui exclut toute violence. Ce courant se fonde sur un principe de respect absolu de tout être vivant, jusqu’aux organismes les plus microscopiques.

Dans le spectacle, on ouvre une autre fin possible, sans morale cette fois-ci, un autre rapport à l’écologie. Pour ma part, je ne peux pas faire fi de la réalité globalisée dans laquelle on vit, nous ne sommes pas plus naturelles qu’une autre, le sacré féminin n’existe pas, pas plus que « l'Homme » ou « la Nature ». Comme le dit Bahaffou : « Ce sont des fictions totalisantes qui occultent la complexité et la multiplicité des groupes et des écosystèmes, vivants et morts. C'est d'ailleurs cette idée de nature fantasmée qui joue un rôle énorme dans l’essentialisation, la colonisation et le racisme systémique». Mon rapport à l'écologie n’a pas d’illusion de pureté, il tente d’accueillir nos propres contradictions et paradoxes, ici et maintenant.
 

Propos recueillis par Annick Morard
Plume de la Comédie de Genève