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Entretien avec Tiago Rodrigues à propos de "La Cerisaie"

Regards de la dramaturge

Propos recueillis par Arielle Meyer MacLeod

Aujourd’hui Pamplemousse, le chat de la Cour d’honneur, est mort. C’est par cette phrase que Tiago Rodrigues commence notre discussion sur La Cerisaie qu’il a montée au Festival d’Avignon 2020, dans la mythique Cour d’honneur du Palais des Papes.


Il habitait là, raconte-t-il, certains pensent qu’il était la réincarnation de Jean Vilar. Pamplemousse était en tout cas une grande étoile de la scène française, il a travaillé avec Wajdi Mouawad, Pascal Rambert, Denis Podalydes, Castellucci, Olivier Py et bien d’autres.

Mais sa dernière apparition sur scène a eu lieu cet été, pendant La Cerisaie.

Voilà donc une chose importante à dire sur La Cerisaie : c’était le dernier spectacle de Pamplemousse.

Cette anecdote liminaire contient à elle toute seule ce qui fait la valeur de cet homme de théâtre, son attention à l’autre, au réel, au détail.

Hommage rendu à Pamplemousse, Tiago m’a parlé de La Cerisaie, de Tchekhov et d’Isabelle Huppert.

De son amour pour ce texte qui est un monument, dit-il, une cathédrale dramaturgique dans laquelle le moindre détail incrusté dans la pierre – la moindre phrase –  contient quelque chose de plus grand que toute la cathédrale, un texte dont chaque détail encapsule tout un monde, un monde fait de poésie, de valeurs, de principes, de politique.

De ce spectacle qui est pour lui une première fois, la première fois qu’il monte un texte qu’il n’a pas lui-même écrit. Ce désir-là, monter un texte du répertoire, rôdait depuis longtemps, il savait que ce texte serait une pièce de Tchekhov ou de Buchner, et que si son choix se portait sur Tchekhov il balancerait entre La Cerisaie et Oncle Vania, ses opus tchekhoviens préférés.

S’il a tranché pour La Cerisaie, c’est comme toujours à la faveur d’une rencontre. Les rencontres sont les déclencheurs de ses projets, de ses désirs de théâtre, l’étincelle qui engage le processus de création.

Alors, La Cerisaie ? En 2018, à Lisbonne où elle tournait un film, il a rencontré Isabelle Huppert. Ils sont allés voir un spectacle, puis sont allés dîner, pendant le dîner ils ont parlé de théâtre, Tiago a dit je voudrais bien un jour mettre en scène Tchekhov, Isabelle a répondu moi je n’ai jamais joué Tchekhov, et là, raconte Tiago, il y a eu comme un petit feu d'artifice à la table. Des gerbes d’étincelles se sont allumées. Au dessert, La Cerisaie était là. Alors, pourquoi La Cerisaie ? Parce qu’Isabelle et moi avons dîné ensemble, répond-il.

Entretien avec Tiago Rodrigues

Isabelle Huppert joue Lioubov, la fantasque et attachante propriétaire de La Cerisaie.

Oui, ce personnage était fait pour Isabelle Huppert, comme si Tchekhov l’avait écrit pour elle. Peut-être est-ce le cas d’ailleurs ?

Parce que, autant au théâtre qu’au cinéma, il suffit à Isabelle d’entrer dans le cadre ou sur la scène, sans rien faire, pour que tout s’anime, tout comme Lioubov qui occupe la pensée de chacun dans la pièce, qui est au centre d’un collectif aimanté par la force de sa seule présence.

D’un autre côté, c’était aussi un défi d’actrice pour Isabelle parce que La Cerisaie est une pièce collective, une construction chorale. Lioubov est certes le noyau vibrant de ce chœur en instance d’éclatement, mais elle interagit en permanence avec chacun et tous à la fois. 

Et ça, c'était plutôt inhabituel dans le parcours d’Isabelle Huppert au théâtre.

Isabelle Huppert et moi avons une passion partagée pour Tchekhov, une langue commune et le vocabulaire de Tchekhov pour discuter et penser le théâtre ensemble.


En parlant de votre amour pour les textes du répertoire, vous dites, dans un entretien avec Laure Adler, qu’il ne faut pas se demander si Antigone, par exemple, a encore du sens à notre époque, mais est-ce que notre temps a encore du sens quand on le regarde à travers Antigone. Cela vaut-il pour La Cerisaie ?

Lorsque je choisis de monter ou de réécrire un texte du répertoire, je suis mû avant tout par l’amour et le désir que je porte aux textes, quelle que soit l’actualité du moment.

Il y a certaines œuvres, dont celles de Tchekhov et de Sophocle, qui permettent toujours de mieux comprendre notre temps, d’analyser, d’autopsier notre actualité.  On pourrait en effet monter Antigone deux fois par an et chaque fois le spectacle raconterait quelque chose de différent en fonction de l’état du monde.

De la même manière, lorsqu’on lit La Cerisaie aujourd’hui, en 2021, le texte entre en résonnance avec ce que nous traversons depuis le début de la crise sanitaire : un grand bouleversement social, et surtout l'incertitude de l'avenir. Mais en 2018, lorsqu’Isabelle et moi nous rencontrons et que l’envie de travailler ensemble sur Tchekhov nait pendant ce dîner, nous étions loin d’imaginer la tempête virale que nous allions traverser. 

Donc oui, je pense en effet qu’il faut poser la question à l’envers, ne pas se demander si tel ou tel texte, Antigone ou La Cerisaie a encore du sens aujourd'hui, mais au contraire à quel point le monde a encore un peu de sens quand on le regarde à travers ce texte, un sens qui se modifie en permanence, parce que l’état du monde évolue.


Dans votre mise en scène à Avignon, les sièges de la Cour d’honneur envahissaient le plateau, établissant une sorte de mise en miroir entre l’espace du théâtre dans lequel nous nous trouvions et celui de La Cerisaie.

Monter un spectacle dans la Cour d’honneur, c’est toujours entrer en dialogue avec cet espace – parfois écrasant, parfois enivrant –, avec le regard du public sur cet espace aussi, ce qu’il y a déjà vu, ce qu’il espère y voir, ce qu’il en attend.

Alors nous nous sommes amusés à établir une correspondance entre la Cerisaie et la Cour. Vendre la propriété, pour cette famille, c’est une façon de vendre ce qui les a construits et les constitue, un peu comme si Avignon vendait la Cour d'honneur. Nous avons joué avec l’idée que cette Cour d’honneur était une incarnation de la Cerisaie.


Les chaises de la Cour d’honneur viendront donc à Genève ?

Oui, j’aime l’idée que ces chaises qui ont accueilli des visiteurs du monde entier pendant des décennies voyagent maintenant dans les théâtres du monde.


L’effet de miroir avec le théâtre sera donc différent.

Il sera moins explicite et monumental que dans la Cour, mais nous ferons en sorte que ces chaises évoquent celles de tous les théâtres.

Le domaine de la Cerisaie, en tant qu’architecture appartenant à l’histoire et au patrimoine, en tant que lieu de luxe et de beauté aussi – c’est très présent dans le texte – la Cerisaie, par toutes les valeurs qu’elle incarne, pourrait être un lieu théâtral n’importe où dans le monde.


Les personnages de la pièce doivent quitter la Cerisaie :   est-ce qu’il y a donc l’idée que le théâtre est un lieu qu’un jour nous devrons quitter ?

Plutôt l’idée que le théâtre est un espace de liberté que nous pouvons perdre à tout moment, un lieu de création toujours en danger de disparaître. Il me semble très important de nous battre en permanence comme si ce risque était réel et imminent, même s’il nous semble pour l’heure infondé.

C’est du danger de cette perte que parle La Cerisaie. Une perte dont nous savons qu’elle est déjà advenue, tout en nous accrochant à l’idée qu’il serait encore possible de l’éviter. Les personnages de la pièce sont coincés dans cette position paradoxale dont ils n’arrivent pas à sortir non pas parce qu’ils seraient des lâches, ou des paresseux, ou des bons à rien. Non, Tchekhov n’est jamais moraliste ni moralisant. Lioubov, comme les autres, n’est pas un personnage futile, loin de là, elle est un personnage tragique. Elle sait qu’elle va perdre la Cerisaie, elle le sait mais ne peut en accepter l’idée parce qu’elle ne comprend simplement pas, ne peut même pas envisager, le monde ni l’avenir sans la Cerisaie.

Voilà le sens qu’a notre monde si on le regarde à travers La Cerisaie. Un monde en pleine crise climatique dont nous savons qu’il va à sa perte tandis que nous vivons pourtant toutes et tous dans le déni, en faisant semblant de croire que tout n’est pas encore perdu. Lioubov, c’est nous. Et il n’y a rien de plus humain.