Journal

Entretien avec Viviane Pavillon

Regards de la dramaturge

Propos recueillis par Arielle Meyer MacLeod

Viviane Pavillon, comédienne suisse, joue dans Entre chien et loup, un spectacle à la distribution internationale qui évoque en filigrane la situation politique du Brésil. En travaillant avec cette équipe venue du pays où sévit aujourd’hui un régime autoritaire incarné par Bolsonaro, elle dit avoir éprouvé le sentiment de participer à quelque chose d’important, et me raconte cette anecdote : un ami à elle, metteur en scène, était parti présenter une pièce en Chine. Là-bas, un artiste chinois lui avait demandé, interloqué :

– Comment ? Vous n’avez pas de censure, vous, en Suisse, vous pouvez faire ce que voulez sur scène ? Mais alors vous travaillez sur quoi ?

C’est cette urgence, cette nécessité de l’art qui l’a marquée en collaborant avec Christiane et son équipe brésilienne.

Photo : © Magali Dougados

Comment s'est passée votre rencontre avec Christiane Jatahy ?

Christiane Jatahy sait créer un esprit de groupe, et cet esprit était d’autant plus fort que nous savions que la pièce que nous répétions ne pourrait probablement pas se jouer au Brésil pour des raisons politiques. Une telle situation nous est évidemment étrangère, nous qui exerçons notre art en Europe.  

J’ai éprouvé, comme rarement auparavant, combien un acte artistique dans certaines circonstances peut être un geste puissant. Soudain, cela a donné un sens accru à notre travail en nous rappelant si concrètement que l’art est une forme de résistance.

Comment travaille Christiane Jatahy ?

C’est un mélange particulier. Elle est d’une précision minutieuse et laisse pourtant à chaque instant la possibilité que survienne de l’imprévu. Tout est très pensé, très réfléchi dans l’écriture, mais à l’intérieur de ce cadre il y a de l’espace pour la surprise et l’inattendu. On évolue sur la scène avec la conscience qu’à tout moment n’importe quoi pourrait arriver. Ce mélange entre précision et contingence crée pour nous, actrices et acteurs, une liberté très rare.

Cette tension est encore accentuée par la présence sur scène de la caméra et des images projetées, images qui génèrent un trouble entre la réalité et la fiction et par rapport auxquelles nous devons être suffisamment précis pour que le trouble agisse. Par moment, nos gestes doivent se caler au millimètre avec l’image que nous regardons du coin de l’œil pour la reproduire.

Mais voilà, c’est cela la magie, malgré la minutie requise nous avons une marge de jeu formidable, parce que nous restons sans cesse attentifs à ce qui advient dans le présent de la représentation.

Chez Christiane Jatahy, les acteurs et les actrices sont en permanence à la fois personnages, comédiens et eux-mêmes dans l’instant présent. Comme si ils et elles incarnaient en même temps tous les niveaux de réalité et de fiction propres au théâtre avec une même intensité, sans hiatus. Comment obtient-elle cela ?

Elle fait exister l’ici et maintenant du théâtre – dans Entre chien et loup nous incarnons une troupe de comédiennes et comédiens – sans pour autant créer de distance et d’ironie, comme le font parfois les spectacles qui affichent la réalité du théâtre. Le dispositif du théâtre est avoué, mais cela n’empêche pas l’émotion et l’investissement et c’est ce que j’ai aimé dans le travail avec elle.

J’ai toujours été attirée, en tant qu’actrice, par les spectacles où le dispositif est avoué, où la machinerie se voit. Mais cela crée souvent une sorte de distance dans le jeu. Christiane, elle, montre le théâtre tout en laissant entrer la dimension tragique, et ça c’est beau.

Christiane n’a pas peur de l’émotion, elle la sollicite sur la scène, d’une manière très simple et douce, sans aucune brutalité. Elle ne demande pas à ses actrices et ses acteurs de souffrir, d’éprouver la douleur et de se déchirer. Non, elle dit très simplement « à ce moment-là, il faut pleurer. » Peu importe comment nous nous y prenons, ça peut même être en mettant des larmes artificielles dans les yeux ! Une façon encore d’avouer qu’on joue, tout en ne déjouant pas l’émotion. Parce qu’une fois que les larmes sont là, qu’elles soient vraies ou non, la représentation du drame est réellement émouvante pour nous, et pour le spectateur.

Dans Entre chien et loup, Christiane crée un twist entre la réalité et l’illusion qui relève de l’invraisemblable, du fantastique presque. Vous êtes les personnages du film de Dogville qui font une expérience théâtrale en s’inspirant d’un film, et ce film c’est Dogville. Comment se passe cette torsion entre réel et fiction pour vous en tant qu’acteurs ?

On en a beaucoup parlé évidemment ! Parce que forcément, ça crée une sorte de bug dans le cerveau...

Je suis Élise de Dogville, qui joue en tant qu’actrice l’histoire de Dogville tout en étant déjà Élise. Tout se passe comme si ce code de jeu qu’on connaît bien – ce code où les acteurs affirment être des acteurs sur un plateau et ne pas jouer – était repris par les personnages mêmes de la fiction de Dogville pour jouer leur propre histoire.  

Nous avons beaucoup cherché à comprendre le processus, mais au fond c’est quelque chose qui doit se ressentir et s’éprouver :  comment, en tant qu’acteurs, nous sommes contaminés par les situations qui se jouent ?

Parce que si nous sommes nous-mêmes sur le plateau, c’est-à-dire des acteurs et des actrices jouant une histoire, les rapports que nous entretenons entre nous sont ceux des personnages de Dogville, pas des rapports d’acteurs. En fait on pourrait dire que nous jouons à être nous-mêmes, mais nous-mêmes pris dans les situations de l’histoire qui se raconte.

Tout ce processus a été facilité par le fait que, tout le monde étant présent en permanence sur le plateau, nous avons été comme des colocataires de scène pendant deux mois ; nous nous sommes servis de cette vie commune sur le plateau pour alimenter la dramaturgie invisible qui se noue pendant le spectacle.

Il y a d’ailleurs eu un moment incroyablement émouvant dans cette épopée commune : le jour où, après deux mois de répétition avec des masques, nous les avons enlevés et avons vu soudain les visages, les sourires, les expressions.