Journal

Gisèle Vienne entre corps et récit

Regards de la dramaturge

Par Arielle Meyer MacLeod

Crowd, c’est une chorégraphie sans paroles dont émergent des micro-histoires, L’Étang une pièce de théâtre où les mots sont en prise avec le corps. L’univers de Gisèle Vienne est ainsi, plein de passerelles alliant corps et récit. Plein de contrastes aussi, entre le tragique et l’insignifiant, le clair et l’obscur, le proche et le lointain. Un univers qui active la présence des corps tout en parlant de l’absence, qui souligne l’incarnation pour mieux suggérer l’immatérialité.

© Estelle Hanania

Crowd

« Crowd », en anglais, c’est la foule. Ici, dans Crowd, c’est d’une foule de jeunes qu’il s’agit, des jeunes déboulant sur un terrain vague jonché de gobelets et de cannettes écrasées, les restes d’une fête, celle de la veille peut-être, une fête sans fin plutôt, qui reprend encore et encore, une fête où l’on danse jusqu’au bout de cette nuit-là et de la suivante.

Crowd est une chorégraphie dans laquelle la mise en mouvement des corps est motivée par une situation concrète : les danseurs et danseuses dansent parce qu’ils incarnent cette foule de jeunes venus pour ça, danser, éprouver la danse, la transe de la danse, l’éprouver jusqu’à l’excès, jusqu’à l’épuisement, jusqu’à cet état où soudain cèdent les peurs et s’affranchit le désir, lorsqu’il est possible enfin de perdre le contrôle et de s’abandonner et d’amener les émotions jusqu’à leur paroxysme. Les corps se rapprochent, se touchent, s’isolent, s’étreignent parfois, chutent aussi et se cognent, les corps pris dans le rythme continu de la musique tissent des bribes de récits, évoquent la sensualité, l’extase, la violence aussi.

Ancrée dans le concret de cette fiction, l’abstraction peut se déployer et Gisèle Vienne développer sa grammaire gestuelle à nulle autre pareille. Dans une rave au ralenti, elle désarticule les mouvements et les corps, induit des perturbations rythmiques inspirées par les procédés du cinéma : le slow motion – ultra ralenti réalisé image par image –, parfois le stop motion, le jump-cut ou le faux raccord. Elle construit une sensation de revers, de saccadé, qui trouble la perception. Elle diffracte l’image et crée une distorsion temporelle : le temps semble se décomposer en se dilatant.

Dans ce terrain vague semé de détritus où se retrouvent des jeunes en capuches, casquettes et k-way se déploient des images pourtant déréalisées, presque lunaires ; cette confrontation entre réalisme et irréalité nous emporte très loin, dans les méandres de nos pulsions les plus archaïques. 

L’Étang

Gisèle Vienne a été marionnettiste, et L’Étang, comme d’autres de ses créations, en porte la marque : des poupées grandeur nature hantent le plateau, réminiscence peut-être de celles de Hans Bellmer que sa mère lui fait découvrir lorsqu’elle est enfant. Les poupées de Bellmer glacent : elles sont amputées et désarticulées. Celles de Gisèle, elles, effrayent au contraire par leur réalisme, tellement vraies et pourtant fausses, presque vivantes et néanmoins sans vie, elles produisent un effet d’inquiétante étrangeté.

Les poupées sont ici des corps adolescents, échappés de Crowd dirait-on, mais momifiés dans un cube blanc, quelque part entre une chambre d’ado, un hôpital psychiatrique et une navette spatiale. Des poupées, casquettes et baskets aussi, assises autour d’un lit simple semé, comme le terrain vague de Crowd encore, de cannettes de soda et papiers de barres chocolatées. La scène immobile évoque un de ces moments de l’adolescence, de ceux où l’on mange des bonbons et boit du coca en refaisant le monde. Mais ici plus rien ne bouge, la vitalité adolescente est pétrifiée, comme saisie par une catastrophe, une coulée volcanique qui aurait surpris et figé pour l’éternité un instant du quotidien. Presque une scène de crime dont on aurait effacé le sang.

Le texte de Walser s’égrène à la manière d’une scène intérieure, celle du jeune Fritz incarné par Adèle Haenel qui telle une ventriloque joue également les autres personnages de son drame intime. Une voix sonorisée, venue comme d’outre-tombe ou de l’intérieur de son cerveau. Un corps presque en apesanteur et pourtant si lourd, qui se tord, et rampe. Des gestes stylisés. Rien de naturaliste dans cet univers hyperréaliste où l’intériorité semble mise à distance pour mieux nous revenir en plein cœur. Gisèle Vienne joue avec des effets de distance et de proximité, convoque le familier tout en suscitant l’étrangeté, ressuscitant ainsi nos démons les plus enfouis.