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Lâcher prise, avec Michel Foucault

Regards de la dramaturge

Autour du spectacle "Foucault en Californie"

Avec Foucault en Californie, à l'affiche de la Comédie du 8 au 16 février 2024, le cinéaste Lionel Baier désacralise Michel Foucault en relatant avec humour une virée sous acide, qui réunit dans la vallée de la Mort en 1975 le philosophe français et deux jeunes Californiens admiratifs.


Un récit posthume

Simeon Wade, qui un fameux jour de mai 1975 embarque Michel Foucault dans sa Volvo 144 verte, a relaté son escapade dans le désert avec le philosophe français dans un récit exalté, intitulé Foucault en Californie et publié à titre posthume en 2021. Un texte qui lève le doute sur la réalité d’un épisode longtemps resté au niveau de la légende.

Au milieu des années 1970, Wade est enseignant à l’Université de Berkeley où Foucault est invité à donner une série de conférences. Avec son ami Michael (Mike) Stoneman, qui restera son compagnon toute sa vie, il veut tenter une « expérience » sur cet intellectuel français hors normes, dont la renommée a gagné les USA : saisir les effets du LSD sur ce qu’il considère comme « un cerveau géant ». La culture hippie a distillé son flower power sur la Californie, entre expérimentations psychédéliques et libération sexuelle. Une révolution socio-culturelle que Michel Foucault considère avec intérêt, quoique légèrement en retrait, tout en étant lui-même acteur d’un renouvellement profond de la pensée occidentale. Après ses premiers travaux sur la folie et le savoir, il travaille au manuscrit de Surveiller et punir et à son cours sur Les Anormaux, tout en se demandant s’il n’est pas lui-même « un monstre ». 


L’intello vs l’homme ordinaire

Lionel Baier met volontairement en tension, tout au long de sa pièce, la figure de l’intellectuel de haut vol, d’une part, et celle de l’homme ordinaire dans la simplicité des rapports humains, d’autre part. Le metteur en scène ne tait rien des capacités de raisonnement du brillant penseur – c’est en chaire qu’on le découvre, achevant son cours sur Œdipe Roi – mais il s’amuse surtout à le montrer dans toute sa fragilité, ses hésitations, ses envies, ses désirs. Michel Foucault n'est pas pur esprit, c’est aussi un corps, et Baier ne l’oublie pas. Cette plongée au cœur de la jeunesse californienne est pour Foucault comme un bain de jouvence, alors qu’il lui reste moins de dix ans à vivre.   

Simeon, Mike et ceux dont Foucault croise la route l’invitent à la détente : « Lâchez-vous, Michel », « relax ! », lui lancent-ils à l’envi. Cet appel à se laisser aller se double d’un respect immense vis-à-vis de cette tête pensante, qui fréquente les plus grands artistes et intellectuels de son temps : Foucault appelle par leurs prénoms Gilles Deleuze, Jean Genet, Gaston Bachelard, Pierre Boulez et tant d’autres. Ce n’est pas du snobisme de sa part, mais un clin d’œil à la profonde amitié qui le lie à ces gens – une attention à l’autre que Lionel Baier a voulu souligner, comme Mathieu Lindon avant lui dans Ce qu’aimer veut dire.


Un cinéaste au théâtre

L’envie de théâtre de Lionel Baier est directement inspirée du récit de Simeon Wade, dont il reprend d’ailleurs le titre exact. Selon le cinéaste, l’adaptation du texte n’aurait pas fait un bon film. Lionel Baier voulait faire entendre au présent la parole de Foucault comme celle de Wade. Or, rappelle-t-il très justement, le présent est le temps du théâtre, alors que le cinéma travaille plus facilement le passé, la nostalgie. Il y a dans le texte de Wade une immédiateté que seul le théâtre pouvait reproduire et qui permet d’être à la fois en Californie en 1975 et en Suisse en 2023.

Baier affirme s’être empêché de penser cette création en termes cinématographiques. Son point de vue a été celui d’un spectateur averti, désireux de voir sa palette de comédiens – superbement menée par Dominique Reymond dans le rôle de Michel Foucault – s’emparer du plateau. Le cinéaste a avancé avec respect, comme un invité spécial, heureux d’accéder à l’univers théâtral et à sa machinerie. Il dit avoir appris à lâcher prise, sans doute comme Foucault qui finit lui aussi par tomber la veste et le masque.

La rencontre s’est faite, le plaisir est partagé.


Annick Morard
Plume de la Comédie de Genève