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Contes et légendes: le réalisme paradoxal de Joël Pommerat

Regards de la dramaturge

Arielle Meyer MacLeod

Contes et légendes est à l'affiche de la Comédie de Genève du 8 au 18 mars 2023. Dans son théâtre, Joël Pommerat construit une esthétique singulière, au sens où elle n'appartient qu'à lui, qu'il en est, au sens fort, l'auteur. On reconnaît un de ses spectacles à son éclairage en clair-obscur, à ses espaces vides, sa construction souvent fragmentaire – en séquences narratives courtes, séparées par des passages au noir – et à l'ambiance sonore ­créée par des acteurs équipés de micros. Un théâtre qui sculpte l'espace et le son, imprime la rétine et l'imaginaire.

Cette esthétique produit un effet particulier, qui relève de ce qu'avec Freud on pourrait appeler l'inquiétante étrangeté : ce sentiment qui nous étreint lorsque ce qui est familier – l'intime, le proche, le connu – devient soudain insolite et inhabituel. Certains de nos rêves jouent de cela, qui transforment notre espace intime et coutumier en un lieu trouble – c'est chez nous et pourtant ce n'est pas chez nous.

Contes et légendes suscite exactement cela : un double mouvement – difficile à décrire – de proximité et de distance, de présence et d'évanescence, de limpidité et de disruption. Comme si ce théâtre touchait aux plus intimes recoins de notre être tout en nous en éloignant.

Il y a de cela longtemps, avant que tout ne s’arrête pour cause de confinement, j'ai rencontré Marion Bourdier, la dramaturge de Joël Pommerat, « homme de peu de mots » dit-elle joliment. Une discussion à bâtons rompus sur Contes et Légendes et le réalisme paradoxal de Joël Pommerat.

©Elisabeth Carecchio

Le théâtre de Joël Pommerat construit une esthétique singulière, au sens où elle n'appartient qu'à lui – il en est, au sens fort, l'auteur. Lumières en clair-obscur, sonorisation des voix, espaces nus, construction fragmentaire – en séquences narratives courtes, séparées par des passages au noir –, les spectacles de Pommerat sculptent l'espace et le son, impriment la rétine et l'imaginaire.

 

Cette esthétique produit un effet particulier, qui relève de ce qu'avec Freud on pourrait appeler l'inquiétante étrangeté : ce sentiment qui nous étreint lorsque ce qui est familier – l'intime, le proche, le connu – devient soudain insolite et inhabituel. Certains de nos rêves jouent de cela, qui transforment notre espace intime et coutumier en un lieu trouble – c'est chez nous et pourtant ce n'est pas chez nous.

Contes et Légendes suscite exactement cet effet : un double mouvement – difficile à décrire – de proximité et de distance, de présence et d'évanescence, de limpidité et de disruption. Comme si ce théâtre nous faisait faire un pas en arrière pour mieux toucher au plus intime de notre être.

 

Il y a de cela longtemps, avant que tout ne s’arrête pour cause de pétrification virale et que le spectacle ne soit reporté, j'ai rencontré Marion Bourdier, la dramaturge de Joël Pommerat, « homme de peu de mots » dit-elle joliment. Une discussion à bâtons rompus sur Contes et Légendes et le réalisme paradoxal de Joël Pommerat.

Adolescence et robots

À rebours des codes habituels de la science-fiction, Joël Pommerat confronte ici la construction de soi adolescente à l’un de nos grands mythes contemporains, celui de l’intelligence artificielle. Comment s’effectue le lien entre les deux thématiques ?

À l'origine de ce projet, répond Marion Bourdier, il y avait en effet ces deux axes : celui, récurrent chez Pommerat, de la construction de l'identité adolescente, de la parentalité, des relations familiales, et celui de la présence des robots dans notre quotidien. Deux axes qui se rejoignent en une seule question :  qu'est-ce que cette présence des robots vient perturber ou au contraire révéler de nos identités et de nos liens ?

Une façon d'observer, ajoute-t-elle, comment fonctionnent les choix identitaires des adolescents, ce qui les déterminent, et de poursuivre la réflexion en examinant selon quelles normes se construisent les robots. A quoi ressemblent-ils, ces robots ?  À des humains ou à des machines ? Quelle est leur identité ? Sont-ils genrés ?

Nous avons abordé ces questions en travaillant sur la notion de grégarité, la bande – la bande d'ados – les boucs émissaires qu’elle génère, explique-t-elle. Et tenté ainsi de comprendre comment ces adolescents et adolescentes se définissent les uns par rapport aux autres, et comment certaines idéologies des adultes les influencent.

La question du genre s'est vite révélée centrale, celle des ados comme celle des robots, et à travers elle celle de la domination masculine, d'autant que nous n'étions presque que des filles. Nous avons donc mené des recherches sur la virilité et les rites de virilité chez les adolescents, en nous demandant quels sont les attributs de la masculinité.

Identités indéterminées

On pourrait dire que Contes et Légendes est un spectacle authentiquement queer, au sens où l’entend la philosophe américaine Judith Butler qui repense l'identité de genre en affirmant que celle-ci est le résultat d'une construction sociale. La théorie queer cherche à extraire l’identité de genre des cadres normatifs qui la cloisonnent en une opposition binaire entre féminin et masculin.

Si le spectacle bouscule la frontière entre les genres, il interroge aussi la limite entre l'humain et la machine en déroulant des moments d’interactions – sociales, familiales, affectives ­– entre adolescents, adultes et créatures androïdes. Des scènes qui sèment le trouble et brouillent les identités, non seulement celles du genre mais aussi celles qui pourraient définir notre humanité.

Est-ce que l'humanité est le privilège des humains ? C'est une question que nous nous sommes posés, confirme Marion Bourdier. En superposant le thème de la construction identitaire adolescente à celui des choix qui président à la construction des robots, Pommerat souligne combien nous sommes pris dans des usages et des normes sociales.

Nous avons choisi de brouiller les frontières entre les genres pour créer un trouble, une hésitation : voit-on sur scène des garçons ou des filles ? Des humains ou des robots ? Des adultes ou des ados ? 

 

Le son, proche et lointain

L’effet de proximité et de distance suscité par l’esthétique de Pommerat tient notamment au traitement du son. Toujours équipés de micros, ses acteurs et actrices parlent tout bas et nous les entendons pourtant comme si nous étions tout près, ce qui provoque un sentiment d’irréalité, comme une rupture entre le chuchotement et le niveau sonore qui nous parvient. L’effet est encore accentué par la qualité du son qui laisse volontairement sentir la sonorisation.

Oui, acquiesce encore sa dramaturge, il joue sur la disjonction. Il montre le procédé et l'artifice, tout en cherchant l'authenticité, c'est un mot que Pommerat utilise beaucoup. Il veut une représentation du réel sans parti pris, sans jugement, sans ironie.

La présence absente

Dans un petit livre intitulé Théâtres en présence, Joël Pommerat affirme : « le travail avec les acteurs est à la base de tout. Je fais du travail sur leur présence, l’acte premier de mon théâtre ». Pourtant cette présence des acteurs au plateau est ambivalente, on sent quelque chose de très fixé, presque mécanique, qui n’est sans doute pas étranger à sa fascination pour les robots. Les placements sont en effet très précis, atteste Marion, c’est un jeu impliqué mais très réglé dont les règles parfois se donnent à voir.

Alors que recouvre exactement cette notion de « présence », récurrente dans le vocabulaire de Pommerat ? On peut multiplier les termes pour tenter de la définir, explique-t-elle. C’est une concentration, une recherche de sincérité, le dépouillement de toute fabrication, un laisser-être, la quête d’un état authentique, dans le concret de l’ici et maintenant, sans jeu, débarrassé de toutes habitudes ou tics socioculturels. La recherche d’une présence la plus intrinsèque, la plus singulière possible.

Lorsque Pommerat écrit « je passe mon temps à chercher le réel », ajoute-elle, c’est en partie en réaction aux commentaires qui soulignent l’étrangeté de son théâtre. Si l’étrange fait irruption sur scène, c’est parce qu’il appartient au réel, à un réel complexe aux facettes multiples.