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Le temps long

Regards de la dramaturge

Édito de la Saison 22-23 signé par notre dramaturge

Les trajectoires amples, le cours d’une vie, le passage des générations, les histoires prises dans l’Histoire : le théâtre s’empare du temps long, celui qui traditionnellement appartient au roman, alors que le temps du théâtre se devait de respecter des règles, souvenez-vous, la règles des 3 unités, unité de lieu, d’action et de temps. Un temps qui ne devait pas excéder une journée, le temps de la révolution du soleil disait Aristote.

©Magali Dougados

Le théâtre, chez les Anciens, c’était le temps resserré, qui concentre l’action en 24h chrono.

Et puis vint Tchekhov, qui bouscula le temps. Et la durée. À l’opposé du théâtre classique, le drame tchékhovien étire le temps de l’action jusqu’aux limites du temps réel et procède pour le reste par grandes ellipses désinvoltes. Le passé meurt et l’avenir est incertain nous dit Tchekhov, faisant du temps la matière même de son œuvre.

La saison 22-23, nous pourrions l’envisager par ce prisme du temps et y repérer comme un air du temps : les artistes semblent enclins à s’inscrire dans la durée, celle qui traditionnellement revenait au genre romanesque, celle qui déplie le récit d’une vie ou même des générations.

Elle commence, notre saison, par nos spectacles avec La Bâtie – Festival de Genève : The Sheep Song ou la métamorphose allégorique d’un mouton qui se dresse sur ses pattes arrière pour devenir un être humain dont il éprouve la destinée et la condition ; Los años, histoire d’un homme vu simultanément à 30 ans d’écart, de part et d’autre d’une cloison mitoyenne, véritable mur du temps que le théâtre permet de traverser.

Elle se poursuit, notre saison, avec Alexander Zeldin qui déploie un récit intime, dans lequel se rencontrent trois générations (Une mort dans la famille) ; avec Platonov, pièce fleuve que le metteur en scène Mathias Brossard reprend en intégralité, au fil de l’eau et d’une pérégrination in situ ; Les Frères Karamazov, chef-d’œuvre romanesque que Sylvain Creuzevault porte au théâtre, le roman par excellence, roman familial d’un monde qui se transforme et voit les fils se retourner contre le père ; Pieces of a Woman où Kornél Mundruczó et ses acteurs et actrices polonais éprouvent le temps de la reconstruction, celui qu’il faut à une femme pour rassembler les éclats d’une vie qui a explosé en plein accouchement.

Alors oui, le temps long, celui des destins, celui où les liens de cause à effet se déploient, ce temps long est bien au cœur du théâtre, au centre de l’attention de jeunes artistes, comme une manière de s’extraire de l’instantanéité de notre époque qui parfois nous éparpille.

Cette saison est aussi celle de la transmission, du souvenir du passé qui fait notre présent et prépare notre avenir. Le temps des anniversaires.

Celui de Benno Besson, dont c’est le centenaire de la naissance, immense homme de théâtre qui a dirigé la Comédie de Genève et nous a fait rêver avec son Oiseau vert, qui pour beaucoup a été une sorte d’épiphanie. L’Oiseau vert dont se souvient le Collectif BPM (Büchi, Pohlhammer, Mifsud) pour notre joie à tous, la nôtre bien sûr, celle des plus anciens, qui l’avons vu cet oiseau et en avons encore des étoiles dans les yeux, mais surtout celle des plus jeunes qui – heureux, forcément heureux – le découvriront à cette occasion.

Et puis Molière dont on fête le 400ème anniversaire de naissance avec la troupe de la Comédie-Française, sa maison, la Maison de Molière. Le metteur en scène flamand Ivo van Hove relit Le Tartuffe ou l'Hypocrite, cette pièce qui, à chaque période de l’histoire, fait résonner autrement notre monde.

À la Comédie de Genève, on sait fêter celles et ceux qu’on aime, celles et ceux après qui on avait le temps long, vous connaissez l’expression ? Un régionalisme, un peu vieilli, mais si joli, j’ai le temps long après vous, façon de dire : je me languis de vous, ou juste : tu me manques.

Arielle Meyer MacLeod – Collaboratrice artistique et dramaturge

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