Journal

NO PARADERAN, nous ne paraderons pas

Regards de la dramaturge

Par Hélène Mariéthoz

Après avoir tant ri à Sorry, Do the Tour. Again!, réjouissons-nous du retour de Marco Berrettini avec No Paraderan. Deux nouvelles danseuses accompagnent les six acteurs d’origine pour garantir la même scandaleuse fraîcheur qu’à sa sortie en 2004. Scandaleuse ? Un bref retour en arrière s’impose.


Nous sommes en 2004, depuis une décennie on ne danse plus sur scène et quelques voix questionnent ces pratiques chorégraphiques qui explorent les arts plastiques, la musique, la vidéo, le noir et le silence mais ne font plus danser. En automne, le Journal de l’adc consacre un dossier au phénomène : « Non-danse, les limites d’un genre. »

Au même moment, Marco Berrettini prépare une nouvelle pièce pour huit interprètes et fait son point de la situation en s’inspirant de Parade, un ballet avant-gardiste que Jean Cocteau, Erik Satie et Pablo Picasso ont conçu en 1917 pour marquer le « point de départ de l’esprit nouveau ». C’était au Théâtre du Châtelet, où la foule se pressait pour humer l’air du temps qu’exhalaient les créations des Ballets Russes. Le public a commencé par applaudir le sublime rideau de scène peint par Picasso, rideau aux « figures de géants fraîches comme des bouquets », écrit Cocteau. Mais très vite une séquence de bruits inarticulés, de sons étranges – dynamo, sirènes hurlantes, grésillement de machines à écrire – soulève des clameurs d’indignation, tandis que des figures de deux mètres de hauteur aux costumes cubistes imaginés par Picasso déchaînent un vaste tumulte. Les noms d’oiseaux fusent. Ce qui reste de cette parade est moins son ballet que son majestueux rideau, moins l’audace géniale que son retentissant échec. Déception, scandale, la critique parle d'« outrage au goût français ». Aujourd’hui on en rit.

Sur ces gravats d’avant-guerre, Marco Berrettini, en 2004 donc, construit un spectacle comme un double clin d’œil à celles et ceux qui ne dansent plus et aux artistes du renouveau : même rideau rouge qui ne s’ouvrira jamais, même refus d’obéir aux attentes de spectacle. Un titre en négatif à la Parade de 1917: No Paraderan. Nous ne paraderons pas.

Le 9 décembre de cette année 2004, à la première au Théâtre de la Ville - Paris, le public n’est pourtant pas plus accueillant qu’en 1917. Il quitte la salle, s’offusque et le fait savoir. Le Figaro écrit : « No Paraderan relève de l’escroquerie, car il n’y a pas de spectacle : simplement sept personnes en tenues de soirée, qui boivent du champagne et du whisky au nez du public en balbutiant des bouts de dialogue d’une bêtise consternante : “Buvez, c’est toujours ça que les Boches n’auront pas.” » Les chorégraphes avaient déjà tout osé – mis à nu les corps et les décors, éteint le son et la lumière –, mais jamais on n’avait détroussé la danse de la sorte. Subversif, iconoclaste, condamnable et condamné, No Paraderan ne sera plus montré et s’inscrira comme un tournant dans l’histoire de la danse.

Quinze ans plus tard, Marco Berrettini, « l’un des rares chorégraphes humoristes de notre ère post-moderne » disait un critique, se souvient du scandale de la première au Théâtre de la Ville:  « J’avoue ne pas encore comprendre pourquoi cette pièce en particulier causa de telles réactions violentes; mes souvenirs sont comme des miettes d’un puzzle, mais je sens que le temps est venu de ressortir les smokings de l’armoire (en espérant que les mites n’aient pas eu le dessus) et présenter No Paraderan aujourd’hui pour lui donner la considération qu’elle mérite. Ma plus grande satisfaction serait de pouvoir considérer cette œuvre comme un digne témoin d’une époque, un aperçu derrière le rideau de scène de nos sociétés, un regard furtif dans le miroir de la danse contemporaine. »

Les smokings ont été ressortis l’année passée au Théâtre de Nanterre, juste avant le tsunami viral : en 2020 donc, No Paraderan bis, reprise du No Paraderan de 2004 qui avait suscité l’esclandre, qui elle-même évoquait la Parade de 1917 vouée aux gémonies par la critique, comme une chambre d’échos de ballets avortés et d’échecs élevés au rang de mythes.

À la différence notable qu’en 2020 le public rit et applaudit, les jeunes s’enthousiasment, interrogent et remercient le chorégraphe autrefois conspué. Ils ont aimé la confusion millimétrée des genres, des danses et des costumes, la variété des citations foutraques, les emprunts au music-hall, à Las Vegas et à l’impératrice de Wuppertal. Huit interprètes hèlent le passant et l’invitent au spectacle, promettent l’illusion d’une consolation, la vanité d’une pièce sur laquelle le rideau ne s’ouvre jamais. Le rideau ne se lève pas ? On est donc dans la vraie vie.