Journal

Pieces of a Woman, le drame intime d'une femme

Regards de la dramaturge

Arielle Meyer MacLeod

Une naissance, une tragédie, et après ? Pieces of a Woman ou la reconstruction d’une femme en miettes qui traverse sa douleur avec le détachement d’un fantôme, sans une larme. Ce spectacle, découvert en juillet 2021 au festival d’Avignon, je l’ai traversé presque en apnée. Secouée par ce récit intime qui touche au plus sensible de nos blessures, bouleversée par des actrices et acteurs polonais à fleur de cœur et de peau, fascinée par l’intelligence et la maîtrise d’un dispositif dont émane une esthétique au plus proche du réel. Une histoire de femme, ou de femmes au pluriel faudrait-il dire, de femmes qui se battent pour recoller les morceaux jusqu’à ce qu’elles puissent grandir et s’ouvrir à nouveau, prêtes à vivre avec plus de conscience, de profondeur et, bien sûr, de joie.

© Natalia Kabanow

Réalisme et émotion

Dressée au bord de la scène, une façade dans laquelle se découpe une porte. Dans l’appartement qui se situe derrière, Maja est sur le point d’accoucher – premières contractions, perte des eaux, tout semble bien se passer, jusqu’à ce que le drame survienne. 

Les événements se déroulent juste là, sur la scène, ici et maintenant, et restent pourtant en dehors de notre champ de vision. Obstrués par la paroi, ils nous parviennent par le biais d’une caméra directe dont le film est projeté sur ce même mur.  Ils sont ainsi à la fois cachés au regard et surexposés par l’image.

Et cette porte, qui par moment s’entrouvre pour laisser le compagnon de Maja sortir fumer une cigarette, dans l’entrebâillement de laquelle notre œil glisse alors dans le décor – là où tout se joue en direct –, cette porte fonctionne comme un seuil, un passage entre la scène et le film. Elle est l’élément qui crée l’effet de réel puissamment théâtral d’un procédé qui pourtant utilise les moyens du cinéma. 

De ce spectacle, Kornél Mundruczó dit qu’il est à bien des égards très progressiste, mais d’autre part – assez conservateur, classique. Sa facture contemporaine tient à son dispositif singulier, sa dimension classique au réalisme de chaque détail, à la façon dont ses acteurs et actrices mettent leur âme à nu, habitant sans faux-semblants tout à la fois l’espace, le temps et l’émotion. Ils ne peuvent mentir ni dissimuler en utilisant des formes théâtrales ajoute Mundruczó, soulignant ainsi l’état de présence et d’authenticité auquel ils parviennent, bien loin des larmes de crocodile ou des sensations feintes.

Tout en ciselant ces effets de vérité dont la force nous happe, Kornél Mundruczó parfois, comme un clin d’œil, pointe l’illusion, en montre les ficelles – le faux ventre de la comédienne par instant se devine – ou déploie des effets de lumière et de son qui dramatisent l’action et suscitent des perceptions plus surréalistes que réalistes.

Car le metteur en scène hongrois a la souplesse de ceux qui peuvent passer d’un registre à l’autre sans jamais perdre l’équilibre.
 

Théâtre et cinéma

Le dialogue entre théâtre et cinéma, Kornél Mundruczó et sa compagne, la scénariste Kata Wéber, l’ont poursuivi en faisant de cette histoire un film pour Netflix, avec Vanessa Kirby, Shia LaBeouf et Ellen Burstyn.

Un dialogue passionnant parce qu’il déplace géographiquement les événements et explore ainsi le lien intrinsèque entre l’intime et le social. La pièce se situe à Varsovie dans une famille populaire tandis que le film se déroule dans un quartier aisé de Boston. Alors que l’intrigue – la reconstruction d’une femme après la mort de son nouveau-né – est identique, le vécu des personnages n’est pas le même parce que le pays dans lequel ils vivent, l’histoire dont ils sont issus et le milieu auquel ils appartiennent, sont différents. 

Pieces of a Woman inscrit le drame intime de cette femme – Maja dans la pièce, Martha dans le film – dans une filiation: Maja/Martha n’est pas seulement une femme qui a perdu un bébé mais aussi la fille de sa mère. Et ce lien mère-fille, au cœur du drame, est peut-être le lieu où tout se joue, s’échoue et se dénoue.

La mère de Martha, dans le film, est une survivante de la Shoah, rescapée d’un ghetto, peut-être celui de Varsovie. C’est une femme forte, parfois abusive, qui exerce un pouvoir affectif et économique sur sa fille à qui elle veut transmettre une chose essentielle – vitale – qui lui vient de sa propre histoire : apprendre à relever la tête, à se battre, comme elle et sa propre mère ont dû le faire pendant la guerre.

Celle de Maja, dans la pièce, n’a aucun pouvoir, ni moral ni économique, sur sa fille. Atteinte d’un début d’Alzheimer, elle perd la mémoire. Elle ne peut, ni ne veut, léguer à sa fille ce qu’elle-même a été, au contraire : je voulais que tu te relèves, lui dit-elle, pour que tu ne finisses pas comme moi, impuissante.

Pieces of a Woman est un spectacle – et un film – dont on ne ressort pas indemne, tant il scrute ce à quoi nous n’avons jamais fini de nous confronter : notre inscription dans une filiation scellée par la transmission.