Journal

Réapprendre à respirer, avec le théâtre KnAM

Regards de la dramaturge

Entretien avec Tatiana Frolova

Rencontre avec Tatiana Frolova à l'occasion du spectacle Nous ne sommes plus…,  à l'affiche de la Comédie de Genève du 07 au 16 décembre 2023.

Depuis plus de 35 ans, Tatiana Frolova et sa troupe dénoncent les errances et les crimes de l’histoire russe à travers un théâtre documentaire, sensible et engagé. Ensemble, ils creusent la mémoire russe, se glissent dans ses failles, en comblent les absences. Un travail artistique qui se veut une lutte contre l’oubli et une quête de sens, au moment où tout vacille.  

Au lendemain de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, l'ensemble de la compagnie a quitté dans l’urgence leur ville et leur théâtre de Komsomolsk-sur-Amour, dans l’Extrême-Orient russe. Rester en Russie n’était plus envisageable pour aucun d’entre eux. Réfugiée à Lyon, la troupe du théâtre KnAM poursuit son travail de résistance et de questionnement sur ce qui nous constitue individuellement et collectivement.

Leur dernier spectacle, intitulé Nous ne sommes plus…, parle d’exil, de mémoire, de violence, et de la trace que nous laissons dans le monde.

À l’issue d’une représentation à Lyon, Tatiana Frolova, avec la douceur et la gentillesse qui la caractérisent, a répondu aux questions d’Annick Morard.


C’est la première fois que vous créez loin de chez vous, hors de cette Russie que vous avez préféré quitter. Comment s’est passée cette création ?

Quand nous sommes arrivés en France, j’étais comme sidérée et n’ai rien pu faire pendant six mois. L’art théâtral me semblait si fragile, si impuissant face à la guerre. Cela dit, tant de gens, tant de mains sont venues à notre secours ! Le soutien a été immense. Nous avons bénéficié de résidences de travail et j’ai compris peu à peu qu’il était possible de créer à nouveau.

Le processus de création en tant que tel n’a pas changé :  j’ai mis le même temps qu’habituellement à réunir du matériel, à le sélectionner, à le découper et le monter. C’est comme un Lego qu’il faut construire brique par brique, ou un tapis qu’il faut tisser, un fil après l’autre.

Le résultat est si étonnant de concision et de densité ! Jamais auparavant je n’avais créé un spectacle si court, avec si peu de mots. C’est sans doute que les mots ont manqué.


Au-delà des mots, votre théâtre repose essentiellement sur des objets tirés du réel, des documents concrets, que vous mêlez à des images très poétiques, presque oniriques.

Mon travail relève en effet de ce que d’aucuns appellent du théâtre documentaire, car il se fonde sur des témoignages, des matériaux d’archives, des documents réels, qui proviennent de personnes qui existent ou ont existé. Je m’intéresse à la vie des gens. Il y a tellement de gens vivants, autour de nous, qui portent en eux des mondes entiers à découvrir. Quand ma mère est morte en 2005, j’ai réalisé que j’étais passée à côté de tant de choses. Elle a emporté toute une vie, tout un monde dans sa tombe. J’ai besoin d’extraire ces récits avant qu’il ne soit trop tard, avant qu’il ne reste que des miettes, des bribes de ces existences si riches.

Dans mon travail, je veux transformer cette douleur profonde – qui est la douleur de la perte – en quelque chose qui touche directement le public au cœur. Pour cela il me faut transiter par des images. Les réseaux sociaux nous mettent face à un défilé d’horreurs parfois impossibles à supporter. C’est du matériau brut. Mais au théâtre il faut transformer ce matériau, cette douleur, en expérience esthétique. Je cherche à créer des images qui, comme la musique, touchent une autre corde, la corde sensible.

Pour ce nouveau spectacle qui devait parler de notre expérience récente, de la guerre et de l’exil, vus de Russie, la première image qui s’est imposée à moi est celle de gens endormis. On avait utilisé un coussin, qui a finalement disparu du spectacle. Les poissons sont arrivés au même moment. C’était pour moi une image importante : celle d’une nation silencieuse, dont je voulais témoigner.


Ce spectacle, qui s’intitule Nous ne sommes plus…, porte dans son titre même l’idée d’une disparition, d’un effacement général et collectif. Il y a dix ans, c’était exactement l’inverse, puisque vous créiez alors un spectacle qui s’appelait Je suis.

C’est vrai que la question de l’identité, individuelle et collective, me préoccupe. Qui sommes-nous aujourd’hui, nous les Russes ? Des gens sans visage, sans culture. Des êtres déshumanisés. Pour moi, les Russes sont comme des chiens errants. Il suffit qu’on les effleure pour qu’ils se mettent à aboyer comme des fous et à montrer les crocs. Nous sommes des sauvages, complètement abêtis. En 20 ans, Poutine a tout détruit, toute cette culture que même l’Union soviétique n’avait pas réussi à éradiquer. Il n’a laissé survivre que les sentiments les plus bas, les plus vils : la haine, la force, la loi de la massue. Nous avons perdu le lien au cosmos, aux valeurs supérieures, à l’humanisme. Si l’URSS avait la faucille et le marteau pour symboles, c’est la massue, dans toute sa brutalité, qui est devenue le symbole de la Russie d’aujourd’hui.


Cette violence est évidemment très présente dans le spectacle, mais il y a aussi de l’humour, de la joie.  

C’est si facile et si rapide de transformer un être humain en animal. Et en même temps, je crois profondément que l’inverse est possible, qu’on remonter la pente, après avoir touché le fond. L’amour peut faire ça. C’est une force. En Russie, les gens pleuraient toujours à nos spectacles. Je leur disais que les larmes surgissent quand le cœur fond comme de la glace – cette glace que j’ai voulu mettre au-devant de la scène. Il reste de l’espoir. Il faut attendre. Et prendre le temps de réapprendre à respirer.

Nous avions la sensation d’étouffer, avant notre arrivée ici. Il nous faudra du temps pour nous libérer de nos monstres intérieurs. Le théâtre permet d’extérioriser tout cela, mais pour le faire il a besoin de joie, d’énergie positive. Nous travaillons cela avant chaque représentation, pour trouver le juste ton et ne pas tomber dans le pathos. Le public aussi, si différent soir après soir, est source de joie. Nous avons besoin de ce contact, de cette interaction avec les spectateurs et les spectatrices, de ce partage. D’une respiration commune.


Entretien mené et traduit par Annick Morard