Journal

The Sheep Song, parabole de la condition humaine

Regards de la dramaturge

Arielle Meyer MacLeod

Le 19 juillet 2021, au Festival d’Avignon, fut un de ces jours bénis pour les amoureux de théâtre, de ceux qui raniment tous les feux d’une passion qui connaît parfois, comme tous les amours au long cours, des passages à vide. Ce jour-là, dans la moiteur écrasante de l’été provençal – quand collent à la peau les robes pourtant légères – j’ai vu deux spectacles, l’un après l’autre, deux grands spectacles dont l’onde de choc palpite encore, The Sheep Song de F.C. Bergman et Pieces of a Woman du Hongrois Kornél Mundruczó. Cette saison, à la Comédie de Genève, vous verrez les deux, pas le même jour certes, l’un en septembre, dans le cadre de la Bâtie – Festival de Genève, et l’autre en novembre. Puissent-ils vous secouer autant que je l’ai été.

 

Une silhouette à moitié nue drapée de rouge, comme sortie d’un tableau du Titien, sonne un carillon d’église ; des notes de cithare aux accents médiévaux se mêlent aux bêlements d’un troupeau de moutons errant sur le plateau nu : The Sheep Song débute telle une scène pastorale agencée par un peintre de la Renaissance.

Et soudain, au milieu de ce troupeau, un mouton se dresse maladroitement sur ses pattes arrière. En équilibre précaire, juché ­sur des sabots impropres à la station debout, il vacille, titube mais ne flanche pas, et entame une odyssée singulière, celle de sa longue métamorphose en être humain. 

The Sheep Song ou l’histoire du mouton qui voulait devenir un homme.


Parabole de la condition humaine

Fable sans paroles en 4 actes scandée par une cloche, ce spectacle est une allégorie de la condition humaine, qui emprunte à l’iconographie chrétienne. 

Dans un espace qui semble presque en deux dimensions, un tapis roulant – figuration de la destinée ? – traverse la scène de part en part et déroule, littéralement, des tableaux vivants à la gestuelle chorégraphiée. 

Des images belles à pleurer – qui ne cessent de se renouveler, de se réinventer et de nous surprendre – construisent une parabole figurant l’amour, le mal, la violence et la douleur, la solitude, le rapport à Dieu, la naissance et la mort, la peur et l’attirance du changement, en un mot tout ce qui constitue notre être au monde de mortels pétris de doutes, d’incertitudes et d’espoirs aussi.


Vanité des vanités

The Sheep Song évoque un chemin de croix,  celui d’un mouton qui découvre et éprouve et subit dans sa chair la quête de sens inhérente à la condition humaine. 

Une quête dont le socle est la découverte du savoir, comme dans le récit biblique où la pomme cueillie sur l’arbre de la connaissance nous a chassés du jardin d’Eden, là où peut-être nous menions une existence ignorante mais douce, tels les moutons de la pastorale. 

Sur le tapis roulant, des formes géométriques d’abord indistinctes forment peu à peu des lettres. 

Il LUDO MONSTRUM DESIGNATUR VANITAS VANITAM

C’est dans le jeu des prodiges que se manifeste la vanité des vanités.

Une inscription en forme de mise en garde qui reprend le refrain de l’Ecclésiaste :

Vanité des vanités, tout n’est que vanité.

Vanité au sens de ce qui est vain, c'est-à-dire illusoire, vide, fragile, éphémère – Hevel הבל / en hébreu, qui signifie fumée, vapeur, buée, haleine, souffle léger. Tout est futile et insignifiant clame ainsi l’Ecclésiaste, la sagesse équivaut au chagrin, le savoir à la douleur, et l'impossibilité de connaître les plans divins pour le monde rend le destin de l'homme fragile et insaisissable.

C’est cette vanité que va éprouver notre mouton en voie de métamorphose. Tout au long de son parcours initiatique, il croise des figures sans visages qui ne le regardent pas, des personnages de nos fictions aussi – un Pinocchio ou un torero –, et une femme botticellienne aux yeux bandés, symbole peut-être de l’erreur et de l’aveuglement, une rencontre dont naît un enfant maudit, mi-homme, mi-bête, pleurant dans une vallée de larmes.

Comme un miroir inversé de l’allégorie mystique, un castelet de marionnettes vient à plusieurs reprises ponctuer la fable. Une figurine y apparaît, personnage cocasse au pénis turgescent manipulé par un Dieu de pacotille auquel il lance des Dio dove sei ?  Dieu où es-tu ? désespérés qui sonnent comme l’écho abâtardi de l’incantation des Psaumes de l’Ancien Testament – Seigneur pourquoi m’as-tu abandonné ? –, reprise par Jésus sur la croix.
 

Orphée ou le diable.

Accompagnant de loin l’incarnation humaine du mouton, la silhouette drapée de rouge évoque la figure d’Orphée, génie de la musique. Souvent représenté nu, avec une lyre et une cape vermillon, Orphée, dans la mythologie, conduit symboliquement l’âme humaine des tréfonds vers la lumière. 

Mais cette silhouette pourrait tout aussi bien représenter le Diable. Car, tel le Faust de Goethe, c’est bien un pacte avec le prince des ténèbres que notre mouton pourrait avoir conclu en vendant son âme agneline pour accéder au statut d’homo sapiens, tant le chemin semble plus souvent semé d’embûches que de fleurs, un chemin dont la dernière image, saisissante, indique qu’on ne revient pas.